Indonésie: le massacre inconnu

Histoire • Entre octobre 1965 et juin 1966, entre 500 000 et 2 millions de membres et sympathisants du parti communiste indonésien sont massacrés pendant un coup d’Etat qui portera au pouvoir un général de second rang, Suharto, qui restera pendant trente ans à la tête du pays.

L’Indonésie obtient son indépendance en 1945, participant ainsi au mouvement de décolonisation qui a suivi la fin de la Seconde guerre mondiale. Pendant près de quatre siècles, cette moitié néerlandaise de l’archipel malais avait été exploitée pour ses épices par les Occidentaux et avait fait la fortune de la Compagnie des Indes orientales, puis de l’administration coloniale des Pays-Bas. Le mouvement indépendantiste indonésien est composé de nationalistes, d’islamistes et de communistes qui se font concurrence et les heurts sont nombreux jusqu’au milieu des années 50 quand le dirigeant nationaliste Soekarno impose la politique de compromis dite du «NASAKOM», modèle de «démocratie dirigée» à laquelle collaborent les parties susmentionnées.

Le Parti communiste indonésien, bâti sur le socle d’un petit parti social-démocrate fondé par des socialistes néerlandais expatriés, est, à la veille de 1965, le troisième parti communiste du monde derrière ceux de l’URSS et la Chine et compte près de deux millions de membres. Sa participation de plein gré à la NASAKOM contribue pour beaucoup à la stabilité du régime de Soekarno qui fait du même coup d’importantes concessions sociales. Parmi les projets communistes, la réforme agraire doit sortir le pays de l’état féodal des campagnes où; les grands propriétaires issus des anciennes principautés malaises, soutenus par les dignitaires religieux musulmans, se partagent la grande majorité des terres qui produisent la principale richesse de l’Indonésie, à savoir le poivre et les autres épices. A ce rapport de force qui se dessine sur la question agraire s’ajoute la place grandissante occupée par l’armée dont l’état-major est divisé sur les options géopolitiques d’un pays qui s’est affirmé sous Soekarno comme un leader des non-alignés, en accueillant notamment la conférence de Bandung en 1955.

Répression générale
Dans la nuit du 30 septembre au 1 octobre, un groupe d’officiers, le «mouvement du 30 septembre», prend en otage et exécute les six plus hauts gradés de l’état-major indonésien. Le général Suharto, commandant des troupes de réserve de l’armée de terre, prend la tête de l’armée, rétablit l’ordre dans la capitale et accuse le PCI d’être lié aux putschistes. Dans les semaines qui suivent, une campagne de propagande menée depuis Jakarta répand les mêmes nouvelles dans le pays. S’en suivent des purges au sein de l’armée et au Parlement, les partisans des communistes et de Soekarno sont arrêtés et exécutés, le siège du PCI dans la capitale est incendié, alors que des organisations estudiantines anticommunistes, la KAMI, la KASI et la KAPPI, auxquelles se joignent les ligues islamistes, entament une véritable «chasse aux sorcières» contre la gauche et les athées. A travers le pays, les nombreux immigrés chinois, assimilés aux communistes, sont persécutés. Dans l’île de Java, la défaite rapide des troupes qui se sont rangées du côté communiste écourte le début de guerre civile et la répression menée par les organisations étudiantes et l’ANSOR islamiste frappe tant les militants du parti que les personnes, suspectées, à tort ou à raison, de « sympathies socialistes ». Les leaders du PCI Aidit et Lukman sont attrapés et fusillés fin novembre.

A Bali, la société hindouiste des castes toujours vivace fait prendre au conflit la tournure d’une opposition entre traditionalistes et progressistes auxquels sont prioritairement assimilés les membres du PCI. Sous Soekarno, ces derniers occupaient ici les postes importants dans l’administration, suscitant la colère des propriétaires terriens et des fondamentalistes hindous. La défaite des troupes communistes y est également rapide. Entre 80 et 100 000 personnes sont ainsi massacrées dans l’île jusqu’en mars 1966. A Sumatra et Aceh, c’est le mouvement des « paysans sans terre » visant à occuper des terrains cultivables, soutenu par le PCI, qui attise la répression. Là aussi , on compte entre 200 000 et 300 000 victimes. Alors que les massacres à grande échelle se calment progressivement faute de communistes à massacrer, la situation politique nouvelle permet à Suharto de s’appuyer sur l’armée et les islamistes pour destituer Soekarno en 1967. Le Parti communiste est effacé de la carte politique et sociale indonésienne,alors que le bilan final, difficile à établir en raison du silence des autorités sur ce qui est qualifié par le régime de Suharto comme « la trahison du PCI », évalue, selon les experts et d’après les témoignages, le nombre de victimes entre 500 000 et 2 000 000 de morts ou disparus, pour autant d’Indonésiens emprisonnés.

Le «Talon de fer»
Si, au-delà de l’échelle des massacres, l’exemple indonésien fait date, c’est qu’il intervient dans le contexte évident de la Guerre froide et de luttes d’influences entre camps bourgeois et socialistes pour les ex-colonies et pays émergents du « Tiers-Monde », réunis au sein des « non-alignés ». En 1920 déjà, l’accord commercial entre la Russie soviétique et l’Empire britannique prévoyait comme condition sine qua non la cessation des activités de propagande du Komintern dans les dominions en Asie. Après-guerre, une majorité de ces Etats se range derrière des leaders comme Nasser et Soekarno, se déclarant progressistes, laïcs et parfois même ouvertement socialistes. Sur l’échiquier géopolitique, les chancelleries occidentales, conscientes de leurs options stratégiques et défendants les intérêts de leurs grandes compagnies, voient d’un bon œil ce qui se passe en Indonésie en 1965. A la fin des années 50, les Etats-Unis y avaient soutenu une rébellion social-démocrate à Sumatra qui avait échoué. Avec Suharto, l’Indonésie rejoint le camp pro-américain et ouvre son marché aux multinationales occidentales, tout en réprimant la contestation sociale intérieure avec férocité. L’élimination physique systématique des communistes comme moyen de régler les tensions sociales et « réorienter » les pays à « problèmes » est utilisée ici avec escient et sans états d’âmes par la contre-révolution dans un paradigme conservateur où les intérêts des grands « bourgeois » locaux et des fondamentalistes religieux se rejoignent. A la lumière de ces évènements, on peut ainsi faire une lecture différente, par exemple, de la guerre du Vietnam et de ses conséquences. Les massacres en Indonésie entrent aussi en résonance particulière avec la trame du roman de Jack London Le Talon de fer, publié en 1914, où un pays, débarrassé de ses communistes à la suite d’une révolution manquée, se couvre d’une chape de plomb réactionnaire durant trois siècles.

50 ans après, silence à peine troublé
La chape est effectivement tombée sur l’Indonésie. Un système habile où le parti «officiel» Golkar par des astuces règlementaires électorales obtenait toujours les deux tiers des voix, le tiers restant étant partagé entre deux partisagglomérés de force autour d’un pôle islamiste et d’un autre pôle nationaliste regroupant les mouvement non religieux. Cette division artificielle entre traditionalistes et laïcs, que l’on sent poindre également à nos portes, censée mimer une «activité sociale et citoyenne» reste encore, après la démission de Suharto en 1998, la réalité de la politique indonésienne. Cette dernière complique évidemment toute tentative de commémoration des faits qui se sont produits en 1965. 50 ans après, il n’y a toujours pas de reconnaissance officielle des massacres. Malgré les excuses à titre personnel en 1999 du président Abdurrahman Wahid pour le rôle joué par son organisation religieuse, le Nahdatul Ulama, ou l’élection du président actuel Widodo présenté comme progressiste, toutes les propositions d’évocation ou de discussions de ces événements se heurtent à l’intransigeance d’une société civile et d’une classe politique héritière du système de Suharto, dont les massacres de 1965 furent l’élément fondateur. Autrement plus étonnant est le silence assourdissant sur le sujet dans la presse occidentale et les milieux académiques. Mis à part les travaux et le témoignage de Benedict Anderson, chercheur connu pour sa définition dans les années 80 de la nation en tant que « communauté politique imaginée », il faut attendre 2014 pour que le documentaire de Joshua Oppenheimer The Look of silence suscite un frémissement médiatique autour de la question en raflant plusieurs prix dans des festivals importants, comme à Venise.