Quatuor en désaccord pour mots insurgés

THÉÂTRE • Entre son amour pour Tchekhov et Stanislavski et son désir de bousculer des générations apathiques, résignées qui « ont baissé les yeux », abandonné rêve, amour, amitié passionnelle, sens du collectif et de l’utopie, « Répétition » de Pascal Rambert parle de l’essentiel avec un engagement intense de ses interprètes (Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Denis Podalydès et Stanislas Nordey) en état de grâce fêlée. Troublante manière de réfléchir le monde dans lequel nous vivons, la pièce s’achève par un vibrant et énergique appel aux jeunes gens : « réveillez-vous levez-vous ».

L’essentiel d’abord ? Un théâtre en train de se faire, de se déconstruire, de dire la vie tout en désespérant de la langue et du désengagement générationnel comme insularité d’humanité. Ce théâtre de soi face au groupe et au monde évolue graphiquement et charnellement au cœur d’un terrain de basket. Un espace à la fois concret et abstrait tout à la fois imaginé par le metteur en scène, dramaturge et chorégraphe Pascal Rambert et le scénographe Daniel Jeanneteau. Et l’on se croirait dans les parages des voies de réflexions sur les corps à l’entraînement ouvertes par le philosophe allemand Peter Sloterdijk pour son essai Tu dois changer ta vie !, qui propose un panorama des exercices requis pour être un homme et le rester, vent debout. Ce décor hyperréaliste et étrange est réalisé par un cador de la scénographie, qui a travaillé notamment avec les metteurs en scène Claude Régy, Jean-François Sivadier et la chorégraphe Trisha Brown. La scénographie est baignée par une partition lumière inventive et subtile : deux carrés de leds luminescents à la froide aura qui coulissent en surplomb de la scène et des projecteurs svobodas pour les clairs-obscurs infusant une lueur amniotique à la Caravage.

Répéter, comme le suggère le texte de Pascal Rambert, c’est se colleter avec des pourquoi et des comment. S’interroger sur soi et sur le monde. C’est se fondre dans une activité de groupe ici contestée et protéger, arracher sa liberté. Partager y compris et surtout dans le désaccord, le dissentiment, donner, s’épuiser. Recueillir, accueillir des espèces d’espaces, des corps, accueillir des idées, des matériaux, les mettre à nu jusqu’à l’os, les recracher, les rejeter. Progresser ou involuer, passer au stade d’une fragile maturité et redevenir enfant. A ce temps de « répétition », le dramaturge, metteur en scène et chorégraphe préfère d’ailleurs le mot « préparation ». Ce, « pour définir le temps passé à construire une communauté d’interprètes. On n’a jamais joué quelques semaine après avoir formé une équipe ; l’expérience du plateau n’en a jamais été le dénouement, seulement une traversée. »

Transmission

L’adresse en forme d’impossible legs d’une génération à l’autre de Denis Podalydès face public résonnera alors longuement dans les plis de la mémoire du regardeur : « répondez enfants répondez avons-nous fini par tout tuer ? répondez avons-nous fini par tout détruire ? répondez avons-nous fini par tout vous enlever ? répondez que nous laissons-vous ? » Réaffirmer ainsi envers et contre tout une croyance aveugle, infiniment touchante, dans les pouvoirs de l’illusion et de l’interrogation du théâtre. C’est très juste aussi dans le cinéma de Denis Podalydès (Adieu Berthe, ou l’enterrement de mémé) qui comme le théâtre de Pascal Rambert, mais selon d’autres modalités, est un univers à la Blaise Pascal.

N’est-il pas travaillé par le doute mais aussi entiché de structures défaites, fragmentaires, d’une jubilation à théoriser autour du vide, de la disparition, de la mort. De film en film, Denis Podalydès comme dans sa mise en jeu de comédien pour Répétition décrit un désir qui au lieu de jaillir vers l’extérieur s’enroule en spirale, se plie et se replie, cherche les confinements, les cloisons, les petites boîtes. Mais aussi le vampirisme de l’ « auteur Coucou » qu’il incarne dans Répétition. Celui  qui loge dans les personnages, les nourrissant autant qu’il s’en nourrit.

Désirs et soumissions

L’essentiel encore ? Le désir fluide qui circule entre leurs corps. Ceux qui ont rôles de comédiennes, Audrey, Emmanuelle, et parlent de leurs arrière-cours intimes ainsi que de l’asservissement des corps à la table de répétition et à ses démiurges masculins (Audrey Bonnet rageuse et désespérée, Emmanuelle Béart transfigurée martyre de son refus de choisir entre deux hommes). Monté en fragilité, maladroit et blanc dans son corps flou de créature des profondeurs marines, Denis, l’auteur en l’occurrence d’une biographie sur Staline (Denis Podalydès au jeu oscillant de l’enfantin à l’adulte incertain et à la posture d’écoute habitée). Enfin, torse et pieds nus, le verbe incarné par le souffle émis comme un ruban sortant de la bouche, le metteur en scène dans la pièce doublé du messager rescapé du tragique grec (il arrive, témoigne et meurt), Stanislas Nordey, plus Gérard Philippe sur la barricade que jamais.

Côté distribution, le casting quatre étoiles de Répétition est une sorte de remake de celui de La Chevauchée sur le Lac de Constance, la pièce laboratoire de Peter Handke réputée impossible pour le théâtre que Claude Régy monte en 1974 avec une brochette de stars advenues ou en devenir : Jeanne Moreau, la durassienne Delphine Seyrig, Michael Lonsdale et Samy Frey. D’où l’effet de surprise peut-être, parce que cette Répétition bien que refigurant le théâtre de répertoire peut désorienter un  public magnétisé par les icônes du théâtre classique et de la comédie tendre et déceptive au cinéma. Si pour le bon Marcel Proust, on n’écrit que les livres qu’on a déjà lus, la bibliothèque de Pascal Rambert est magnifiquement hantée. Voyez-donc : D’Eschyle (le messager des Perses) aux désirs qui exhaussent et effondrent l’être chers à Musset et Marivaux en passant par Shakespeare pour les monceaux de cadavres sur lesquels marche le théâtre occidental et la Bible avec l’épisode de « Suzanne et les vieillards ». Sans taire Tchekhov, son sous texte, ses mondes qui se naufragent pour échouer à la cruauté tendre, désespérée et apocalyptique du Quartet de Heiner Müller en passant par la comédie de mœurs et le vaudeville. Stan ne constate-t-il pas que : « Les scènes de théâtre sont jonchées de femmes quittées » ?

La comédienne Audrey Bonnet, elle, évoque la soumission volontaire au travail théâtral, celui mené à la table, en répétition, mais aussi celui possiblement des réunions dans toutes entreprises. Ainsi à l’auteur, elle jette : « personne ne voit personne ne voit rien Denis la stratégie humaine c’est de baisser les yeux on baisse les yeux on vit au milieu de gens qui baissent les yeux humiliation on baisse les yeux coups blessures on baisse les yeux venin on baisse les yeux situations abjectes on baisse les yeux combien de fois tu auras baissé les yeux dans toutes ces réunions toutes ces réunions ? »

L’essentiel ensuite ? Répéter où le plus important provient parfois du non-dit avec les acteurs qui vont rester chacun dans le quasi silence pendant une heure et demie en écoutant le monologue des autres, moment où la réflexion et l’inconscient travaillent. Si répéter, c’est s’affronter à l’œuvre avec Grotowski parlant d’un corps à corps, au partenaire, à l’espace ou à un dispositif hostile, la pièce de Rambert est authentique réussite, une sorte de Petit Organon post-brechtien des répétitions. Elle débute ainsi par Audrey Bonnet interpellant les dos retournés de ses compares de scène répartis géométriquement au fil d’un cercle. Et s’achève par l’apparition annoncée de la gymnase Claire Zeller. N’est-elle pas  parfaitement dans son élément de répétions sportives avec ce décor de gymnase auquel il manque certains éléments pour qu’ils soit la reproduction à l’échelle 1 :1 d’une salle sportive bien réelle ?

Sous une lumière spectrale, elle enchaine ainsi les sauts sur les corps évanouis et inertes des comédiens. Son ruban, engin par excellence de la gymnastique rythmique, exprime moins le grâce dans ses mouvements amples et précis que la parole spiralée de la pièce. Elle fait littéralement respirer l’espace, l’infuse, le tamise. Ce, sans ce côté de prodige biomécanique extraterrestre que peut avoir la championne russe de la discipline, Yana Kudryavtseva, 18 ans, et ses rubans en dégradés et fondus enchaînés colorés, qui a remporté les mondiaux de gymnastique rythmique en septembre dernier à Kiev.

Stanislavski et Tchekhov : des inspirateurs

Cette langue qui réenclenche sur le même sillon comme un microsillon usé pour développer d’autres images, sensations et pensées. Une langue ruban comme l’imagine dans son théâtre, un Valère Novarina. La répétition est ici le lieu par excellence d’élaboration polémique et progressive des idées et le renouvellement de la manière de jouer. Redécouvrir dans ce quatuor apparemment en désaccord, le retour à l’expérience du metteur en scène, pédagogue et théoricien du théâtre Constantin Stanislavski lorsqu’il crée avec Nemirovitch-Dantchenko le Théâtre d’art. Ce dernier fait dialoguer étroitement pratique scénique et éthique. Il échafaude des exercices d’entrainement en partant de quelques lignes de force qui deviendront son futur « système » et qui a sans doute pour nom dans la pièce de Pascal Rambert, « Structure ». Ce faisant, le Russe questionne le gouffre qui « sépare selon lui, le contenu intérieur des rôles et le moule extérieur que les acteurs, y compris lui-même, adoptent. Il faut chercher le rôle en soi, mais aussi entraîner son corps intoxiqué par les postures stéréotypées du théâtre, de l’opéra et du ballet », comme l’écrit Marie-Christine Autant-Mathieu, spécialiste de l’histoire du théâtre russe et soviétique.

L’héritage de l’auteur dramatique russe, Anton Tchekhov se lit en creux dans les possibles liens des deux personnages de Denis et Stan de Répétition avec la pièce Ivanov (1887-89), le mal de vivre de l’intellectuel russe, piégé entre son aspiration éperdue à changer le monde et son inaction congénitale dans une société médiocre. Les pièces de Tchekhov ont naturellement joué un rôle important dans l’élaboration du « système » de Stanislavski : quête du non-dit du texte, justification intérieure des silences et des gestes qui traduisent la vie profonde des personnages indépendamment des paroles et parfois mieux qu’elles. Une intuition que refigure à l’envi, la chorégraphie en posture de cariatides pour Audrey, en jeu de forces et résistances avec le mur de Stan, comme dans les « sculptures minutes » du plasticien autrichien Erwin Wurm, en accroupissement d’Emmanuelle ou en lent effondrement sur soi de Denis. Des mouvements qui, eux-aussi, circulent comme une partition corporelle entre les interprètes. A la journaliste et productrice à France Culture Joëlle Gayot, Pascal Rambert explique : « J’ai une passion pour Tchekhov, comme s’il était un ami. Je serai incapable de le monter mais ça ne m’empêche pas de me souvenir qu’il a su se servir du réel et le transformer de façon merveilleuse. D’une certaine manière, il est mon guide. En pensant à lui, je me dis : je me lève de ma vie, je vais répéter, travailler et créer. Cette force là, ce courage là me font aimer la vie. J’ai envie de transmettre cet amour. »

Emmanuelle entre deux hommes

Emanuelle Béart suggère que le plus profond est la peau lorsqu’elle dit : « le monde non n’est pas sous anesthésie le monde est une peau douce et assoupie que l’on réveille et fait trembler chaque fois que l’on jouit ». Pour son texte rapatriant une pensée en mouvement jusque dans des états de corps, couchés face contre terre, s’écroulant sur soi comme chez la chorégraphe Gisèle Vienne, s’accroupissant ou s’enlaçant à la fois hiératique et paumée, Emmanuelle Béart explique de Pascal Rambert dramaturge au Monde : « Il parle comme il écrit. Ce texte très rythmique est sans ponctuation. L’apprendre est un vrai cauchemar. Dans le théâtre de Pascal Rambert, que j’ai rencontré il y a vingt-deux ans, en jouant On ne badine pas avec l’amour, il n’y a pas de frontière entre la vie et le travail, tout est poreux, tout se déverse. Le spectacle le dit bien : les acteurs sont comme des monstres, qui se nourrissent de tout ce qui les entoure pour jouer. Il est aussi question dans cette pièce de maturité, de transmission et de la fin des illusions. »

Il n’y a sans doute que la vie qui n’est que deuils et seuils pour vous inoculer cette authenticité poignante et rageuse à la scène. Prenez son corps qui maintenant se plie en son mitant pour forer en dessous des mots. Ne confie-t-elle pas à Denis, l’auteur dans la pièce : « que si on a tout raté ça jouir et aimer jouir et aimer on y sera arrivé. » Mais on la retrouve telle qu’en elle-même lorsqu’elle semble prolonger ici au plateau partagée entre le metteure en scène, Stan, et l’auteur, Denis : ses propos à Paris-Match en juin 2014 : «  sans la rencontre avec les hommes de ma vie, je ne serais pas la femme que je suis. »

Le bal des actrices et acteurs face au langage

L’essentiel toujours ? Le passage de la vie au plateau qui renouvelle par une interrogation sur l’engagement l’inscription ou non au monde, le théâtre bergmanien (Après la répétition), le cinéma de Cassavetes (Opening Night) et celui de Truffaut (La Nuit américaine) fait de vas-et-vient entre vie artistique et vie intime interrogées. Un texte qui comme d’habitude chez Pascal Rambert ne comporte ni majuscules ni ponctuation comme un souffle à redessiner sans cesse pour y trouver ses appuis sans jamais s’installer dans la profération sentencieuse.

Le langage, lui, est entré dans l’ère du soupçon. Que peut-il dire de soi, de l’autre, du lien, refigurer ou transmettre de réalités contrastées ? Que retient-on d’une vie ? Comme dans une vivifiante dispute philosophique et métaphysique, les points de vue semblent irréconciliables et pourtant si complémentaires. Audrey s’adresse à l’auteur scénique : « est-ce que tu crois que l’on peut décrire le monde Denis ? est-ce que tu crois que le langage est l’outil de cette description du monde ? crois-tu que le monde est une sphère solide de mots que cette sphère est notre maison et que nous l’habitons ? Emmanuelle s’interroge : « car qu’est-ce que vivre sinon entretenir le malentendu de nos existences à travers le langage ? Denis constate : « le langage est infini le langage c’est ce que l’autre imagine de ce que nous disons voilà pourquoi jamais nous ne nous comprenons et sommes à l’heure de la clôture irréconciliables nous mourrons ennemis ».

Pour son abord de l’amour, Pascal Rambert s’est peut-être souvenu de la pièce du dramaturge est-allemand Heiner Müller Quartett, une réécriture des Liaisons dangereuses, roman épistolaire de Pierre Choderlos de Laclos, œuvre majeure du Siècle des Lumières. La Marquise de Merteuil et Valmont se retrouvent, épiloguant sur ce qui s’est passé, ce qui pourrait se passer autrement, ce qui aurait pu advenir différemment. Dans un vaste jeu de miroir quasi-pirandellien, la joute verbale entre les protagonistes débouche sur l’éloge désespéré de l’amour, et sur un sentiment profondément nihiliste de la vie exprimé dans un langage hautement flamboyant.

L’auteur de Répétition appelle à un élargissement des horizons de l’être par l’amour fluide comme une ronde innervant le tissu du vécu d’un groupe : « l’amour est une structure large et liquide qui s’infiltre partout lie et tient tout oui tu as raison Emmanuelle qu’importe d’avoir mal l’essentiel est d’aimer il n’y a rien d’autre rien d’autre nous étions une ronde une ronde d’amour Audrey aimait Denis qui aimait Stan qui aimait Emmanuelle qui aimait Denis qui aimait Stan qui aimait Audrey et pourquoi la vie ne pourrait-elle pas être ainsi ? peut-être l’est-elle elle l’est en fait on s’aime tout simplement tout le monde se désire mais nous sommes chiches petits nous aimons peu nous aimons petit nous n’aimons pas large », entend-on de la bouche de Stan.

Du côté de l’Histoire

On ressort de Répétition avec le même sentiment d’avoir rencontré une traversée faisant le lien entre émotion et réflexion qui préside à la lecture du foisonnant roman fresque signé Pascale Fautrier, Les Rouges, retraçant deux siècles de luttes de la gauche française révolutionnaire et posant «  que le combat doit être indéfiniment recommencé. » Oui, les Rouges, les partageux, les communistes, les révolutionnaires qui exprimaient le désir de s’émanciper des injustices, des stéréotypes et cadres asservissants d’une civilisation qui avait fait naufrage dans les guerres. Réflexions et interrogations sur l’Histoire et la politique, mais aussi – théâtre autofictionnel oblige pour Répétition – sur la brièveté de nos destins individuels ainsi que les influences possibles et imprévisibles que pourront avoir nos actions, nos « actes », comme il est dit dans la pièce, et nos mots sur ceux qui vont nous succéder dans le monde des vivants.

Côté histoire et intime, Audrey interroge l’auteur dans la pièce, Denis qui prépare une biographie sur Staline : « comment faut-il interpréter la pénétration à l’instant du mot Staline dans l’espace du son Staline dans l’espace d’aujourd’hui ? personne ne le sait je te rassure à part toi manifestement… » Elle évoque ensuite le nom de la seconde épouse de Staline, Nadejda Sergueïevna, qui se donnera la mort à 31 ans, le soir de la célébration du 15e anniversaire de la Révolution d’Octobre en 1932.

Sont aussi mentionnés en miroir le poète Ossip Mandelstem et sa compagne Nadedja Mandelstem portant donc le même prénom que la seconde femme de Staline. Ce poète et essayiste russe composera un Epigramme contre Staline, Le Montagnard du Kremlin. Il sera arrêté une première fois en 1934. Condamné à cinq ans de travaux forcés, il mourra de faim et de froid. De lui, l’écrivain soviétique Variam Chamalov dira : « ll ne vivait pas pour la poésie, il vivait par elle. Et maintenant il était évident, il était clair de façon perceptible que l’inspiration, c’était la vie ». Est-ce un hasard si l’on entend dans la pièce que «  les mauvais poètes font les bons bourreaux » en parlant des figures mises en regard de Staline et Mandelstem ?

On se lève pour…

Au nihilisme de Heiner Müller, Pascal Rambert substitue un appel au réveil que tant d’autres ont entonné avant lui dans l’Histoire, beaucoup plus rarement au théâtre, en se souvenant ici de l’escalier d’Odessa aux 192 marches, en Ukraine, issu d’une séquence d’anthologie inventée de toutes pièces du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein (1925) mais relatant une tragédie bien réelle, le massacre de la population de la ville par la garde tsariste en 1905 : « nous roulons et tombons dans le sang dans le grand escalier d’Odessa levez-vous levez-vous réveillez-vous jeunes gens jeunes gens jeunes gens réveillez-vous levez-vous il faut recommencer le monde l’Histoire non n’est pas morte elle va nous réveiller. »

L’essentiel enfin ? A l’image des monologues qui se répondent dans une choralité, une reprise en contrepoints comme une fugue et un développement de motifs, l’amour circule, semblable à de l’eau, entre des acteurs aux corps voulus parfois liquides, fluides. La singularité du texte témoigne aussi de cette fluidité n’ayant ni ponctuation ni majuscule, rappelons-le. A ce propos, Pascal Rambert confie à la journaliste Joëlle Gayot : « Cet « écoulement du tout dans tout » ressemble à ce que sont mes convictions devant la réalité, le monde, la vie. Je ne crois pas à ce qui est mis à l’écart des frontières ou à l’intérieur des barrières. Je défends une position de fluidité entre les choses et les êtres, même dans le conflit. Plus qu’une conviction, c’est une croyance existentielle dans ce flux génial qui est la vie. Je suis possédé par l’énergie de la vie. » Il ajoute : « Sur Répétition, ce sont des énergies directes qui se succèdent et s’encastrent les unes dans les autres. La première est celle d’Audrey qui démultiplie celle d’Emmanuelle qui, elle-même, pénètre celle de Denis, laquelle se termine à l’intérieur du corps de Stanislas. » Il conclut : «  Je suis un écrivain qui écrit pour des corps et des tessitures. Avec ces moyens, je me débrouille pour réfléchir au monde dans lequel je vis et lui donner une forme. »

Stan, lui, évoque ce langage qui fait toucher du doigt les limites de l’être humain, l’amour. On retrouve à ce point terminal comme l’écho assourdi des écrits du philosophe belge Raoul Vaneigem avançant que : « le drame originel de la vie amoureuse, c’est qu’elle n’existe pas, si ce n’est en marge d’une existence dévolue à cette activité fondamentale qu’est la quête de la subsistance. Réduite à en passer par les filières bestiales de la prédation, que transcende la lutte quotidienne pour le pouvoir et le profit, elle ne nous échoit que dénaturée. Ainsi réinventer l’amour relève-t-il de la volonté subversive de dépasser la civilisation marchande en fondant sur l’être véritablement humain une civilisation vivante. » (De l’amour). Le poète russe Ossip Mandelstam écrit, lui, dans L’Ode au crayon d’ardoise ces mots qui semblent s’appliquer au Pascal Rambert de Répétition : « Je suis ami de la nuit, initiateur du jour. »

Bertrand Tappolet

Répétition. Théâtre de Vidy. Jusqu’au 9 octobre et tournée. Rens. : www.vidy.ch