Le dernier voyage d’Alice au pays de la mort assistée

Théâtre • Entre théâtre néo-documentaire, autofiction métaphysique et pièce didactique, «Le Voyage d’Alice en Suisse» du Zurichois Lukas Bärfuss pose une question d’actualité, la fin de vie aidée par un tiers, en mêlant questions éthiques, sociales, doutes et désarrois humains.

Fasciné par les espaces intermédiaires, où l’être humain n’est plus tout à fait dans la vie mais pas encore de plain-pied dans la mort, le Suisse Gian Manuel Rau remet sur le métier avec pudeur, épure et parfois un trop plein de formalisme, la question du libre arbitre dans le choix de sa fin de vie face au mal-être, à la solitude et à la souffrance. Matière du théâtre par excellence pour le metteur en scène, le silence et sa violence émotionnelle aiguisent ici l’expérience douloureuse que l’on fait de sa propre disparition. Comme dans Le Test de Bärfuss que Rau a monté, on s’interroge sur ce qui suscite l’incompréhension mutuelle des personnages, leur difficulté à communiquer et faire partager leur vérité intime en passant les uns à côté des autres, sans parvenir à se rencontrer.

La pièce vient habilement compléter les approches du cinéma documentaire développées notamment par Frederick Wiseman dans Near Death et Albert Maysles pour Letting Go: A Hospice Journey. Deux films qui abordent la nature émotionnelle et humaine de la Mort sans verser dans le misérabilisme. Mais où les patients en attente sont soumis à l’arbitraire d’une décision qui ne sera pas prise par eux-mêmes. Soit l’idée de la « mort à venir » et la façon dont des êtres humains, des médecins, l’abordent, nous informe sur le délicat apprentissage de l’acceptation de la mort par les sociétés à travers les âges et les époques.

La préface de la pièce, elle, pose bien quelques-unes de ses interrogations : « Alice a un but dans la vie: trouver la mort. Mais il faut se rendre à l’évidence : seule, elle ne pourra pas mettre son projet à exécution. Elle entre en contact avec un médecin euthanasiste de Zürich à la réputation trouble. À l’heure des technologies les plus avancées et des médecines modernes, à l’époque où la fiction arrive encore parfois à surpasser la réalité, Lukas Bärfuss interroge notre capacité à affronter l’inéluctable. La mort peut-elle s’acheter ? Le rôle du médecin est-il de nous aider à l’affronter ? Et le désespoir des uns peut-il faire l’avenir des autres ? »

La mort sur ordonnance
Alice a un dessein: mourir. Elle se met alors en relation avec un controversé médecin euthanasiste de Zürich, comme peut l’être, dans la réalité, le fondateur de Dignitas, l’avocat Ludwig Minelli. Alice souffre-t-elle d’un mal incurable? A moins que cela soit une profonde rupture souhaitée d’avec le réel et le monde? «D’ailleurs, cette « maladie » d’Alice ne serait-elle pas une forme de découragement, de lassitude de la vie; cette maladie incurable de la perte de sens et de repères dans laquelle nous pourrions nous reconnaître ?», s’interroge le metteur en scène.

Si nous sommes tous peu ou prou contraints de développer notre propre biographie, de décider de la façon dont nous voulons construire notre vie, Alice, elle, se perd. Son être est abandonné à lui-même. Ce qu’elle semble refuser, c’est de se voir mourir tout en demeurant en vie. D’être une vie inutile, une vie pour personne. Elle ne supporte plus ainsi la prévenance inquiète de sa mère (Jane Friedrich), tout en ne pouvant se passer d’elle. L’auteur examine les différents aspects de la situation à la façon d’un puzzle impressionniste : faut-il obtenir le consentement de l’entourage? Alice demande ainsi en vain la bénédiction maternelle pour son acte létal.

La pièce s’ouvre dans le noir absolu. Celui des derniers instants sur lesquels la voix du médecin flotte dans l’indécidable espace à la fois géhenne (séjour des morts) et matrice. L’euthanasiste Gustav Strom met en garde Alice qui devra absorber les 15 milligrammes de pentobarbital sodique (un puissant somnifère) et mettre le sac plastique convenu sur sa tête (étouffement dans le sommeil): «Nous ne souhaitons pas de mise en scène, pas de théâtralisation». Il la conjure de se faire accompagner «uniquement par quelqu’un qui accepte votre décision et n’essayera pas d’entamer une discussion oiseuse sur le sens, le but et la légalité. Un homme, un jour, tout au début, ne voulait pas laisser partir sa femme, il a fait une crise, a appelé la police, nous avons dû arrêter.»

On découvre Alice le visage dissimulé derrière le rideau de se cheveux cascadant comme sortie moins d’une représentation symboliste à la Gustave Klimt ou allégorique proche d’un Albrecht Dürer que de ces succubes ou revenantes de films de fantômes japonais si ce n’est de chorégraphie marionnettique avec des pantins humanoïdes immobiles chers à l’artiste française Gisèle Vienne. Par certains traits, Alice semble dans une forme de tragique naturaliste traversé de grotesque poserait que la mélancolie est ce courant qui vous entraîne et ne se remonte pas. A chaque fois, il vous enfonce davantage dans les sables de la mort.

Une pièce puzzle
Le Code pénal suisse autorise l’assistance au suicide, à condition que celle-ci ne soit pas motivée par un «mobile égoïste». Plusieurs associations proposent d’aider les personnes déterminées à mourir et, selon la pièce, aussi des praticiens particuliers comme le docteur Strom. Ce protocole contraignant, qui s’étend jusqu’à l’autopsie post-mortem, est buvardé avec précision de la procédure détaillée décrite par Dignitas, accueillant aussi des étrangers, contrairement à Exit, qui ne s’adresse qu’aux ressortissants helvétiques. En fait, le processus réel s’avère plus restrictif et long que ce que laisse entrevoir l’intrigue théâtrale.

L’assistante de l’euthanasiste, Eva, elle, va légitimer la pratique de son employeur en évoquant les avortements clandestins menés autrefois par les « faiseuses d’anges » qui péjoraient gravement la santé de la parturiente par infection voire provoquer son décès. La pièce semble alors mettre en balance, de manière possiblement controversée, cette réalité pas si passée que cela en Europe avec les suicides non suivis médicalement aux conséquences parfois dramatiques.

Faciliter la mort chez autrui peut favoriser une propension démiurgique à la toute puissance nietzschéenne chez l’euthanasiste. «Il est à la fois celui qui commet un crime et celui qui sauve, à l’instar du pharmakon grec qui signifie à la fois le poison et le remède qui dépasse la croyance dans l’opposition des valeurs morales entre bien et mal, dans son approbation sans restriction de la vie, l’approbation même de la souffrance et dans ce que l’existence a de problématique et d’étrange », souligne Gian Manuel Rau. La pièce aurait pu se concentrer avantageusement sur la relation ambiguë se nouant entre médecin et patiente qui décide d’en finir avec la vie mais la redécouvre au contact de Gustav Strom, ainsi que le bouleversement qu’une telle décision provoque sur l’entourage de la femme.

Mais s’affirme le possible désir de faire didactique, ou pour le moins dissertation philosophique et éthique sur la mort assistée, ainsi que de multiplier les points de vue. Cela donne un patient anglais beckettien en phase terminale ne parvenant pas à mourir volontairement et voulant enregistrer sa vie. Ou l’histoire d’une portée de chatons noyée, tant leur euthanasie s’avère trop coûteuse. Ce choix disperse voire dilue par instants la force du propos initial contenu dans la relation ambiguë entre Alice et un médecin miné par la solitude, oscillant entre mal de vivre et quête de soi. On songe alors à ses mots de Nietzsche dans Aurore : « Celui qui marche sur ses voies propres n’y rencontre personne. Personne ne vient l’aider dans son entreprise : dangers, hasards, méchanceté et tempête, tout ce qui l’assaille, il doit le surmonter lui-même. »

Le Voyage d’Alice en Suisse, à la Grange de Dorigny, Lausanne, du 22 au 31 octobre.
Rens.: http://wp.unil.ch/grangededorigny