Christophe Guilluy, un intellectuel de gauche qui fait le jeu du FN

La chronique de Jean-Marie Meilland • Certains intellectuels français se déclarant de gauche manifestent aujourd'hui quelques complaisances pour le Front National. Ils constatent la conversion du PS au néolibéralisme et l'incapacité actuelle de la gauche radicale française à reprendre l'initiative d'une vraie transformation sociale. Les succès grandissants d'un FN au discours de plus en plus gauchisant les incitent à voir dans le parti nationaliste des éléments d'issues pour les classes dominées.

Certains intellectuels français se déclarant de gauche manifestent aujourd’hui quelques complaisances pour le Front National. Ils constatent la conversion du PS au néolibéralisme et l’incapacité actuelle de la gauche radicale française à reprendre l’initiative d’une vraie transformation sociale. Les succès grandissants d’un FN au discours de plus en plus gauchisant les incitent à voir dans le parti nationaliste des éléments d’issues pour les classes dominées.

Parmi ces intellectuels, le géographe Christophe Guilluy a publié un essai intitulé La France périphérique, Comment on a sacrifié les classes populaires (1). L’auteur y décrit l’essor d’une France coupée en deux: «L’élaboration d’une nouvelle géographie sociale rend visible deux France: une « France périphérique », fragile et populaire et une « France des métropoles », intégrée à l’économie-monde» (p. 15). Son tableau du pays montre d’une part un ensemble de grandes villes (riches) et de banlieues (pauvres), toutes deux intégrées à l’économie-monde et de ce fait favorisées, et d’autre part des régions, encore majoritaires en population, de campagnes et de petites villes, déconnectées de l’économie-monde et connaissant des difficultés économiques plus ou moins importantes. Guilluy oppose ainsi une métropole où vivent des élites néolibérales triomphantes votant à droite ou socialiste, et une périphérie, où toute une population solidaire (paysans, ouvriers, petits patrons,…), laissée pour compte et fragilisée, vote de plus en plus FN. Le géographe voit dans ce vote FN une réaction raisonnable de légitime défense des classes populaires: «Ainsi, contrairement à ce que l’on écrit et dit un peu partout, le diagnostic «par le bas» (désigné comme « populiste ») n’est pas le fruit d’un comportement irréfléchi, d’une radicalisation irrationnelle ou d’une protestation superficielle. Il s’agit bel et bien d’une analyse objective des retombées de choix économiques et sociétaux précis» (pp. 90-91). Sur l’ampleur du ralliement des classes populaires, notamment des ouvriers, au FN, et sur le monopole de ce dernier dans la lutte anti-mondialisation, Guilluy est très clair: «Partout, ce sont les nouvelles classes populaires qui portent la vague frontiste. Ouvriers, employés, femmes et hommes le plus souvent jeunes et actifs partagent désormais le même refus de la mondialisation et de la société multiculturelle» (p. 87).

Ces affirmations rejoignent les commentaires signalant par exemple qu’aux élections européennes de 2014, 38% des employés et 43% des ouvriers avaient voté FN. Mais peut-on en conclure que les classes populaires sont frontistes? Ces chiffres ne tiennent pas compte du fait que le premier parti ouvrier est celui des abstentionnistes, et que les ouvriers convaincus par le FN sont souvent des ouvriers qui votaient auparavant à droite, la gauche n’ayant bien sûr jamais eu le monopole du vote ouvrier. Un regard sur les élections législatives de 2012 montre d’autre part que dans le département du Nord, une région que Guilluy considère comme typiquement périphérique, la gauche rassemble encore la majorité des suffrages et des sièges. Quant au mythique épicentre frontiste d’Hénin-Beaumont, dans le Pas-de-Calais, si Marine Le Pen y obtient plus de 42% des voix au premier tour, les deux candidats PS (Parti socialiste) et FG (Front de Gauche) totalisent près de 45%, et au final, c’est le socialiste qui est élu. C’est ainsi que la manière cavalière dont l’auteur règle en quelques mots le cas du PCF (Parti communiste français) coupe le souffle: «Le PC a disparu avec la classe ouvrière et les grandes industries» (p. 85).

Quoi qu’il en soit, le principal problème avec les thèses de Guilluy est qu’on ne sait pas en quoi elles peuvent être de gauche. Elles semblent ignorer certains points du programme du FN, qui sont diamétralement opposés à toute pensée de gauche, au sens de «socialiste», le socialisme étant aujourd’hui essentiellement le fait de la gauche radicale. Ainsi, le programme du parti nationaliste, au titre «immigration», prévoit de réduire en 5 ans l’immigration légale de 200’000 à 10’000 entrées par an et de supprimer le regroupement familial. Le titre «emploi, réindustrialisation et PME/PMI», comporte une revendication anti-syndicale clairement dirigée contre la CGT (Confédération générale du travail), la FO (Force ouvrière) et la CFDT (Conférération française démocratique du travail): «Une grande réforme des syndicats sera mise en œuvre avec comme objectif principal d’assurer une meilleure représentation des salariés. Le monopole de représentativité institué après la Libération sera supprimé… Des syndicats plus représentatifs travailleront mieux à la réelle défense des intérêts des salariés: ils seront en effet plus à même d’entrer dans des logiques de concertation constructives et moins tentés de recourir à un rapport de forces (grève, manifestation)…». Comment, en présence d’exigences de ce genre, penser que le FN peut être même en partie un succédané de la gauche? Qu’un certain nombre des membres des classes populaires votent pour lui change-t-il quelque chose? Ce ne serait pas la première fois que, se trouvant dans une impasse, des électeurs, même issus de la classe ouvrière, adopteraient des positions erronées. Dire comme Guilluy que le soutien au FN est explicable n’équivaut pas à dire que les thèses du FN sont justifiées: on peut avoir raison de se révolter sans opter pour la bonne façon de le faire. Si les classes populaires sont aujourd’hui amenées à faire confiance au parti nationaliste, n’est-ce pas parce qu’il n’y a plus de force politique socialiste assez forte et audible pour faire prévaloir une alternative? Le socialisme, sans professer, notons-le, le culte libéral pour la mobilité maximale, veut que tous les salariés, de quelque pays qu’ils viennent, s’unissent contre leurs exploiteurs capitalistes, ce que ne permettent ni la revendication de la limitation drastique de l’immigration, ni les obstacles aux luttes syndicales. La seule attitude de gauche acceptable face au «Front» est donc une opposition «frontale».

Quoi qu’en pense Guilluy, la gauche s’est toujours fondée sur des valeurs excluant toute concession aux nationalismes. Si certains dans les classes populaires ont été amenés à oublier ces valeurs, il faut sans cesse les rappeler. En Suisse aussi, puisqu’apparemment l’UDC, soeur du FN, semble avoir spécialement attiré les jeunes citoyen-ne-s lors des récentes élections (2).

1 Flammarion, 2014, coll. Champs-Actuel.
2 Antoine Harari, Alexandre Haederli et Titus Plattner, L’UDC a réussi à séduire les jeunes qui votaient pour la première fois, Le Matin-Dimanche, 25 octobre 2015.