«Le référentiel islamique est en quasi open-access»

Interview • Professeure de politique comparée à l’Université de Lausanne et spécialiste de l'Afrique du nord et du Moyen-Orient, Mounia Bennani-Chraïbi estime que «les actions aussi bien que les inactions de puissances occidentales au Moyen-Orient ont lourdement contribué à façonner l’histoire que nous vivons». Interview à la suite des attentats de Paris.

"A chaque fois que les Etats s’effondrent, cela ouvre la voie à la démultiplication des groupes armés que ce soit en Irak à partir de 2003 ou en Libye et en Syrie après 2011", analyse Mounia Bennani-Chraïbi. Ici, un militant de l'Etat Islamique.

Suite aux révolutions arabes de 2011 au Moyen-Orient, qui ont mis fin à plusieurs régimes autoritaires, ce sont des mouvements dits islamistes qui prennent le dessus….quel est votre regard sur cette évolution? Comment l’expliquez-vous?
Mounia Bennani-Chraïbi Les «mouvements islamistes», qui n’étaient pas les initiateurs de la vague protestataire de 2011, en sont apparus par la suite comme les principaux bénéficiaires (du moins avant le coup d’état du général Sissi en Egypte). Ceci dit, il faut nuancer le propos. Tout d’abord, le terme «islamiste» est un fourre-tout qui signifie tout simplement que des acteurs politisent le religieux pour dire et faire la chose et son contraire (promouvoir la démocratie ou un «état islamique», prôner un «féminisme islamiste» ou cloîtrer des femmes, opter pour des stratégies pacifiques, pour des actions de résistance défensive ou pour une violence offensive localisée ou déterritorialisée, etc.).

A partir de là, les «mouvements islamistes» n’ont pas eu les mêmes conceptions du politique, les mêmes stratégies après 2011. Dans le cas égyptien, les Frères musulmans représentaient la force d’opposition la plus ancrée socialement, la plus organisée, avec d’importantes expériences électorales. Face à des groupes révolutionnaires hétéroclites, il était logique qu’ils constituent une force de frappe électorale. Leur hégémonisme conjugué à la puissance de l’armée égyptienne a ouvert la voie à une contre-révolution et, pour rappel, des salafistes égyptiens se sont alliés à l’armée contre les Frères musulmans. Dans le cas tunisien, on a observé un autre scénario: le relatif équilibre des rapports de force au sein d’une société civile forte et organisée, de même que la présence d’un mouvement syndical puissant, le cantonnement de l’armée, ont contribué à inciter une partie des acteurs centraux, «islamistes» et «sécularistes», à s’autolimiter, à conclure un pacte démocratique entre eux en dépit des tensions.

Peut-on voir un lien entre ces événements et l’apparition d’un groupe tel que l’Etat Islamique?
A chaque fois que des Etats s’effondrent, qu’ils perdent le monopole de la violence légitime sur un territoire délimité, cela ouvre la voie à la démultiplication de groupes armés: que ce soit en Afghanistan à partir de 1979, en Irak à partir de 2003, en Libye ou en Syrie à partir de 2011, ou dans bien d’autres pays d’Afrique. Pour comprendre de tels phénomènes, se contenter de se focaliser sur ce que les acteurs «disent» (dans ces cas-là sur le religieux) ne fait qu’entretenir la confusion. En revanche, les théories sur la violence compétitive ont montré que lorsque l’Etat est défaillant et qu’il n’existe pas une opposition centralisée, le vide profite à des groupes qui cherchent à s’imposer et à gagner rapidement en notoriété, en faisant de la surenchère et en recourant à la violence de manière spectaculaire (y compris contre leurs rivaux se réclamant du même référentiel). Ne serait-ce que dans un premier temps, plus leur base est étroite, plus ils recourent à la violence pour se distinguer. A côté de cela, l’absence dans l’islam sunnite contemporain d’une institution reconnue comme seule détentrice légitime du monopole du sacré a également ouvert la voie à une compétition exacerbée non seulement entre des Etats, mais aussi entre des «imams», des «califes» autoproclamés: le référentiel islamique est en quasi open access!

L’«Occident» a-t-il une responsabilité dans cette évolution?

Se contenter de pointer du doigt des facteurs «internes» pour comprendre l’émergence et le développement de l’EI est un leurre absolu. Considérer que la clé de ce qui se joue aujourd’hui relève principalement des «mouvements islamistes» ou de l’EI, reviendrait encore une fois à verser dans un discours culturaliste qui permet depuis très longtemps aux régimes autoritaires de la région et à leurs alliés occidentaux de se dédouaner, de justifier le statu quo en invoquant «l’immaturité» des peuples, «le danger islamiste», la nécessaire «guerre contre la terreur», etc.

Or, sans remonter à l’histoire de l’impérialisme, on ne dira jamais assez que ce qui se joue dans la région est au croisement de dynamiques internes et externes. Sans remonter à la guerre en Afghanistan en 1979 ou à la guerre du Golfe en 1991, est-ce que des groupes à l’instar de EI auraient pu se développer de la même manière sans l’intervention américaine en Irak et sans les modalités de cette intervention? Bien avant le développement du «terrorisme» en Syrie, est-ce qu’il n’était pas dans la stratégie de Bachar Assad que de se poser en tant que «défenseur» de la laïcité et des minorités contre la «menace terroriste»? Lorsque le régime d’Assad s’est adonné à une répression massive d’opposants initialement pacifiques, aurait-il pu survivre sans l’appui de puissants alliés à l’instar de la Russie, de l’Iran? Lorsque des bailleurs de fonds du Golfe ont financé des groupes «à référentiel islamique», qui a soutenu les initiateurs de la révolution syrienne? Est-ce que les populations affamées et réprimées ont toujours eu d’autres alternatives que de se jeter dans les bras de groupes armés, de changer d’allégeance non pas sur la base de valeurs partagées, mais en se préoccupant avant tout de qui pouvait les nourrir, les armer, les protéger?

Sans parler en termes de responsabilités, je dirai que les actions aussi bien que les inactions de puissances occidentales dans la région ont lourdement contribué à façonner l’histoire que nous vivons: des interventions armées «chirurgicales» à géométrie très variable, qui se traduisent par un état de guerre «ailleurs» et par l’illusion d’un état de paix chez soi, de l’indifférence ou de la velléité face à des situations qui finissent par produire des hydres à cent têtes, une invocation des valeurs «occidentales» de la démocratie, de la liberté et de l’égalité, qui se traduit dans les faits par de l’accommodement vis-à-vis des alliés ou des partenaires commerciaux, peu importe leurs valeurs ou leur autoritarisme.

Quel rôle joue d’après vous le conflit israélo-palestinien dans cette affaire?
Justement, depuis des décennies, le conflit israélo-palestinien sert d’exemple à des acteurs tiers-mondistes, nationalistes ou islamistes pour dénoncer les stratégies de «deux poids, deux mesures» des puissances occidentales.

Ceux qui ont commis des attentats de Paris sont des jeunes français résidant en France ou en Belgique. C’était déjà le cas lors des attentats de CharlieHebdo en janvier. Comment comprenez-vous ce lien entre une organisation terroriste basée en Syrie/Irak et ces jeunes européens? L’exclusion sociale des jeunes de banlieue joue-t-elle un rôle dans l’orientation d’une partie d’entre eux vers le djihadisme?
Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que des mouvements se trans-nationalisent et que des jeunes européens se mobilisent pour prendre part à des guerres ou à des révolutions qui ne se produisent pas a priori dans leur pays de naissance ou de résidence. Il faut cependant se rappeler que cela reste un phénomène extrêmement minoritaire qui est à mettre en relation non seulement avec des tendances lourdes (l’«offre» idéologique et d’action disponible), mais aussi avec des dimensions micro-sociologiques, soit liées à l’entourage immédiat des acteurs concernés (leurs dispositions, leurs insertions dans des réseaux qui ne sont pas uniquement digitaux, des micro-événements, etc.). Les facteurs économiques ne suffisent pas à expliquer le phénomène (voir notre article à ce sujet)

Voyez-vous une différence entre les attentats commis par l’EI en France et ceux commis en Turquie, dans le ciel du Sinaï ou a Beyrouth?
Ils relèvent de logiques très similaires. Par ailleurs, sans rentrer dans une comptabilité morbide, il ne faut pas oublier qu’EI a fait un nombre impressionnant de victimes parmi des «musulmans».