Légendes d’automne du «folk britannique»

Musique • Sur la petite scène souterraine de la Cave 12, le jeu de guitare virevoltant de Michael Chapman dialogue à distance avec les partitions médiévales et contemporaines de l’extraordinaire Laura Cannell.

Songwriter natif de Leeds, le musicien folk Michael Chapman a fait vibrer la Cave12. ©Aleksandr P. Thibaudeau

En ce premier dimanche de novembre, dans un mouvement en accordéon et sinuosité paysagère, Michael Chapman sait comme nul autre accélérer et ralentir le cours de ses cordes au fil d’une formidable gymnastique acoustique que parachèvent des inflexions vocales charnues, trainantes parfois, étonnantes toujours, ressuscitant la profondeur émotive d’un Johnny Cash au crépuscule de son séjour terrestre. Concentré, il aborde un morceau tourbillonnant autour du même motif guitaristique, somptueusement narcotique, avoisinant à certaines occasions le space-folk atmosphérique. Sans oublier sa subjugation par le trot rythmique des trains à vapeur ainsi que des riffs sautillants. La fragilité et l’insignifiance de la vie, la joie et la tristesse entremêlées et surtout, la solitude et la mélancolie qui succèdent aux rencontres improbables: tout est là, encapsulé dans des compositions qui sont loin de révéler tous leurs secrets dès la première écoute.

Intuitions musicales
Adulé par de nombreux artistes expérimentaux et d’avant-garde, dont le guitariste de folk, blues et country américain, John Fahey, qui a cosigné la bande son du film culte Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni, Chapman a ce tour de main de faire glisser la paume sur les cordes et de battre le plan de jeu en bois. Sans oublier cette volonté de susciter un palimpseste acoustique mêlant le skiffle de son adolescence, une musique folklorique d’influence jazz, country et blues, blues, ragtime, jazz aux enluminures latines voire indiennes et arabo-andalouses. Ecoutez ainsi « La Madrugada », où palpite la veine ouverte d’un nostalgique ménestrel. A propos de ce titre, l’artiste parle d’«impressionnisme musical» en confiant avoir fait appel à son imaginaire en conviant «cette impression d’être plongé par la réverbération sonore dans une vieille église en Espagne, pays où il avait passé quelques temps». Son style percussif de jeu semble unique. Il tire et enclenche les cordes de sa guitare, évoquant les résonances tapies dans le corps de l’instrument, puis contrastant délicatement avec une gamme mineure harmonique tissée de délicats arpèges.
Songwriter natif de Leeds (Yorkshire), Michael Chapman, 74 ans, est, proche par instants du jazz manouche. Sur scène, casquette vissée sur le crâne, nimbé du renversant souvenir de son album culte, « Rainmaker », il livre des joyaux de fausse suavité, dont les structures, les timbres et les dynamiques subtiles font barrage au nivellement de la compression. Derrière la limpidité apparente des chansons, se dissimulent des arrangements parfois extrêmement complexes et raffinés.

Un verre de vin à la main, il confie dans les loges d’après concert son amour à pister adolescent Pierrot le fou de Jean-Luc Godard avec un «Belmondo prodigieux» dans le seul cinéma qui le programmait alors en sa ville natale. Il a été très tôt reconnu pour sa musique au cœur de la sincérité du cinéma de la Nouvelle Vague, qui ignore la logique, procédant par intuition au hasard d’une pensée créatrice. L’un des compositeurs les plus cruciaux de ces quarante dernières années s’est souvenu que le film de Godard convoque les ruptures de rythme, les faux raccords, les collages, insufflant ainsi une folle impression de totale liberté. Ainsi en va-t-il comme de compositions de Chapman, le rêve s’y voulant partition d’émotions et de sentiments.

Une rencontre avec Nick Drake

Souriant, l’homme se rappelle avoir composé sa première chanson par accident. «Perclus de fatigue, j’ai dû arrêter de conduire et au réveil les premières lignes du titre étaient: « My Life goes by so easy. My days, they past so well » (« Ma vie se passe si facilement. Mes jours se déroulent si bien »). » Il écume alors les nombreux clubs de folk jalonnant l’Angleterre au début des années soixante, toujours émerveillé aujourd’hui. «J’étais pauvre, mais heureux de pouvoir gagner ma vie grâce à la guitare et en prenant du plaisir.» Au détour d’un concert, il rencontre et invite ensuite à dormir dans sa voiture, un mythe, «astre noir» du folk introspectif, le britannique Nick Drake, mort d’une surdose médicamenteuse à 26 ans, laissant une oeuvre poétique et poignante, singulière et profonde. Chapman tient le premier disque de Drake, Five Leaves Left comme l’un des meilleurs albums solos à ce jour, d’une troublante beauté marqué par une quête adolescence de la pureté dans un monde débarrassé du mal. «Je viens du jazz, du blues, du r&b, mais pas du folk traditionnel», précise Chapman.
«Si je pouvais dépeindre par ma musique les personnes croisées, réalités, ambiances ou les paysages pris de l’intérieur d’un train en marche avec l’acuité réaliste et naturaliste du photographe américain Walker Evans, cela serait le rêve», glisse le guitariste.

Au-delà du «style documentaire», la composition naturelle, inconsciente instinctive du plus grand photographe américain contemporain ne rejoint-elle pas épisodiquement la dimension naturelle et qui ne se calcule pas de la musique de Chapman? Improvisateur animé et accompli, romancier amateur de courses de motos, photographe admirateur dès sa prime jeunesse des peintres expressionnistes américains abstraits (Franz Kline, Mark Rothko), ce «blanc bec du Yorkshire qui joue du blues» et instrumentiste hors pair, mérite la reconnaissance tardive qu’il n’a jamais vraiment connue. Tout comme John Fahey et le poète ésotérique, chanteur lyrique et guitariste visionnaire américain, Robbie Basho, sa manière d’allier tradition archaïque remontant au hillbilly boogie, désignant la musique traditionnelle des Blancs aux Etats-Unis jusqu’au mitan du siècle dernier, et champs d’expérimentation, a fasciné des générations de musiciens d’avant-garde. Que l’on songe à Thurston Moore, guitariste et chanteur de Sonic Youth lui vouant un véritable culte.

Mélancolie expérimentale et post-médiévale
En première partie, le somptueux et merveilleux travail de l’anglaise Laura Cannell, violoniste-magicienne. Empreinte d’une mélancolie intense comme les poignants vibratos qui ouvrent All the land ablaze, sa musique procède d’une haute exigence. La jeune femme délivre une colonne sonore captivante, profonde, ensorcelante, magique en utilisant diverses techniques non-orthodoxes: double archet sur son violon ou archet déconstruit qui imprime une souplesse et variété inédite à l’expression instrumentale et permet de jouer quatre cordes à la fois. Elle manie aussi deux flûtes à becs anciennes simultanément pour un résultat rapatriant des effluves médiévaux et baroques qu’elle marie avec de l’ultra-contemporain et des dissonances rappelant l’électro du compositeur mexicain star Murcof, également violoniste de formation. «Chaque fois que vous faites de la musique, vous êtes toujours à essayer de puiser dans quelque chose d’un peu magique, de difficile à circonscrire ou à décrire», confie-t-elle.

Un travail essentiel du folklore britannique contemporain, troublant et serein à la fois, époustouflant par ses étonnantes méthodes de jeu et ses mélodies se situant à l’aube du monde terrestre. Les rythmes se font microscopiques, les cordes prennent des reflets et des timbres élégiaques. L’ensemble est empreint d’un dépouillement sourd et d’une nostalgie archaïque contagieuse. Inscrit dans la tradition grégorienne, exhalant une ferveur particulière, fruit de visions, l’art d’Hildegard von Bingen, abbesse rhénane du 12 ème siècle, fait l’objet de toutes les attentions et refigurations de la part de la musicienne anglaise. Le titre on dernier album, Quick Sparrows Over The Black Earth, se rapporte à une ligne d’un poème fragmentaire de Sappho, la poétesse musicienne grecque la plus connue de l’Antiquité. Si Laura Cannell l’a enregistré dans des Eglises, elle confesse néanmoins n’être «pas du tout religieuse», tout en se montrant réceptive au manuscrit des Cantigas de Santa Maria, l’un des plus importants recueils de chansons monophoniques de la littérature médiévale occidentale.

Affirmant convoquer «une partition comme une composition graphique en jouant autour des notes», Laura Cannell peut convoquer un paysage aride hanté par le sentiment de perte et de nostalgie avec le plus simple des motifs. Son lyrisme retenu en ferait une parfaite compositrice pour film atmosphérique ainsi qu’une créatrice hors pair de partitions pour des chorégraphes mariant le médiéval au contemporain contemplatif et incroyablement expressif, comme l’artiste belge Anne Teresa De Keersmaeker ou Sidi Larbi Cherkaoui.

www.michaelchapman.co.uk
www.deathrattlepress.com/laura-cannell.html
Concerts de Laura Cannell et Michael Chapman sur Youtube.

UNE CAVE 12 REFIGURÉE

Depuis son activité reconduite dans de nouveaux locaux, la genevoise Cave 12 programme en moyenne une centaine de concerts par an dont un tiers d’artistes helvétiques.

Loin des turbulences actuelles mettant en péril le devenir même de l’Usine pourtant légalement reconnue d’utilité publique, le souvenir de l’ancien squat Rhino, né de la lutte contre la spéculation immobilière et qui accueillit dès fin 1988 sa programmation éclectique consacrée aux musiques dites «expérimentales», tous genres alternés : électrique, acoustique, improvisée, composée, électronique…, est présent pour les quarantenaires et au-delà. Mais l’acoustique est désormais sublimée, faisant ressembler certains concerts à une impeccable session d’enregistrement en studio de très haute fidélité. Malgré la fin violente et controversée de l’aventure Rhino, le 23 juillet 2007, son haut-lieu musical n’a jamais cessé d’aligner les concerts dans les salles genevoises qui l’accueillent pendant sept ans : Ecurie de l’Ilot 13, Usine, AMR.

Bandes-annonces poétiques

La Cave 12 telle qu’on l’aime: une terre miraculeuse d’inventivité où un-e artiste seul-e peut changer le monde sans quitter son îlot de liberté. Pas besoin de route. Mais avec comme guides des textes collage-montage au timbre d’écriture «lyrique» et gorgés d’enthousiasme un brin amphigourique. Dues au programmateur de l’endroit, Fernando Sixto, ces amorces convulsives maraudent du teaser pour blockbuster alternatif au phrasé arty style Les Inrocks. On a pu y pister parmi beaucoup d’autres: The Ex, «ces hollandais fantastiques d’énergie pure et à la longévité terrassante», les «mythiques américains Pere Ubu», qui «continuent de jouer les excentriques inclassables du punk-rock». L’étasunienne Annie Lewandovski, elle, «tisse des lignes claires tirées d’un geste sûr à l’orée du souffle, sans effet, sans vibrato, presque sans poumon, conférant aux morceaux un réel sentiment d’intimité». Et un habitué du lieu, «l’essentiel Jacques Demierre», pianiste et compositeur genevois de 61 ans. A mi-corps entre clavier et poésie sonore, l’artiste cisèle «un incroyable et totalement fascinant travail sur la voix/langage, ses origines, le tout soutenu par un piano-outil épars, sorte de tablette d’argile expérimentale.» Chez le ludion virevoltant de la Cave 12, Fernando Sixto, la trace d’un Yves Bonnefoy si sensible au vertige de la langue et qui rencontra la poésie à travers le surréalisme, semble vive. Le poète affirme ainsi que l’absolu ne peut être saisi que dans l’ici-bas. «L’universel est en chaque lieu dans le regard qu’on en prend, l’usage qu’on en peut faire», écrit-il dans L’Arrière-pays.

«La Cave12 rayonne internationalement. De Tokyo à Sydney en passant par New York, Berlin ou Paris, elle est reconnue comme une des plaques tournantes européennes des démarches musicales improbables», claironne la présentation de ce lieu, notamment par Jacques Demierre, à l’occasion de son sacre en sous-sol par le Prix de la Ville de Genève (2011). En novembre 2013, chapeautée par une convention signée avec la Ville et le Canton, la salle, installée dans un ancien parking à vélos sous-terrain de la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture est inaugurée. La Cave 12 reçoit annuellement 120’000 francs de la Ville et 60’000  francs du Canton. Très importantes, les charges se montent désormais à 450’000 francs par an, dont 170’000, notamment en frais de voyage et de logement des artistes, dépenses de sonorisation. Et des postes fixes dévolus à deux figures historiques et chevilles ouvrières de l’endroit, le programmateur et ancien disquaire Fernando Sixto et l’une des âmes vives et discrètes du lieu quasiment dès sa création, Marion Innocenzi.

Site: www.cave12.org