«Ceux qui se détournent des choses simples pour de soi-disant grandes idées ou grandes œuvres perdent une part notable de ce qui donne son prix à la vie»

La chronique de Jean-Marie Meilland • George Orwell écrivait: «Je pense qu'en conservant l'attachement de son enfance à des réalités telles que les arbres, les poissons, les papillons et (…) les crapauds, on rend un peu plus probable la venue d'un avenir pacifique et honnête…»1. Il indiquait ainsi l'importance qu'il fallait selon lui accorder aux choses simples, celles qui sont la source des vrais plaisirs de la vie quotidienne.

«Le jardin, c’est le plaisir, beaucoup de plaisir.»
Joindre l’utile à l’agréable

George Orwell écrivait: «Je pense qu’en conservant l’attachement de son enfance à des réalités telles que les arbres, les poissons, les papillons et (…) les crapauds, on rend un peu plus probable la venue d’un avenir pacifique et honnête…»1. Il indiquait ainsi l’importance qu’il fallait selon lui accorder aux choses simples, celles qui sont la source des vrais plaisirs de la vie quotidienne.

On peut facilement mépriser ces nombreux petits bonheurs qui font la valeur de la vie de tout homme qui ne se réfugie pas dans l’idéalisme, et qui sont particulièrement appréciés par les milieux populaires. En effet dans ces milieux, du fait d’une éducation plus pratique, l’intérêt pour la «grande culture» se manifeste moins, et on attend davantage de plaisirs plus immédiats, tout aussi riches du point de vue humain. Cette richesse de la vie ordinaire en sources de joie, on la découvre dans de multiples activités, comme jardiner, bien manger, prendre du repos ou discuter. Je vais évoquer quelques-unes de ces activités.

Combien le jardinage est source de joies est rappelé dans un ouvrage captivant, suisse romand de surcroît, paru récemment sous le titre Joindre l’utile à l’agréable, Jardin familial et modes de vie populaires2. On y voit comment, en plus d’apporter quelques ressources alimentaires aux familles, le jardinage est une occasion d’exercer un travail qui intéresse et dont on a la maîtrise. On y voit aussi comment les jardins familiaux équipés de cabanes sont des lieux de sociabilité où la famille et les amis se réunissent pour des repas festifs, alors que des liens s’instaurent aussi entre voisins: «Là mon voisin qui m’appelle. « Ecoute on va boire un verre. » Et des fois on boit cinq ou six et… Je dis: « Merde, j’ai rien fait! » Mais quand même, j’ai passé un bon moment… C’est plus important…» (p. 163). L’aspect social des jardins avec les échanges entre voisins n’est pas si différent des contacts qu’on peut avoir au bistrot, où l’on vient boire l’apéritif et échanger des propos où la plaisanterie (voire une certaine moquerie, le charriage) joue un grand rôle.

Les amis du libre travail qui n’ont pas de jardin (ou auxquels le jardin ne suffit pas), opteront pour la pratique du bricolage. Nombreux sont ceux qui passent week-ends et vacances à toutes sortes de réparations de leurs maisons ou de celles de leurs amis, ou à des hobbies impliquant habileté manuelle, inventivité et passion, comme la fabrication de modèles réduits.

Il faut aussi parler des plaisirs de la table. S’ils culminent dans les fêtes, où la nourriture tisse le lien social autant ou plus qu’elle ne satisfait le goût et l’estomac, il est des plaisirs culinaires plus simples et plus intimes. Savourer un mets que l’on aime, parfois en silence tant on en est content, est aussi une expérience intense qui éloigne des soucis quotidiens. S’il faut parler du plaisir de manger, on doit aussi évoquer le plaisir de faire à manger, que ce soit traditionnellement ou de façon novatrice. Rappelant aussi bien la cabane du jardin familial que le repas de fête et le plaisir de la nourriture, on pense aux grillades de la bonne saison: c’est un plaisir total, rompant avec toutes les contraintes de la semaine, où la viande bien apprêtée est bien arrosée, et s’accompagne d’innombrables discussions sur tous les sujets possibles, de jeux et de moments de repos.

Le repos, jusqu’à ne rien faire, procure aussi des instants de pure satisfaction. C’est dans ce secteur du repos qu’il faut sans doute ranger les longues heures passées devant la télévision, si on ne la juge pas fondamentalement aliénante. Plus sobres et plus vrais seront les plaisirs paisibles de s’asseoir dans un fauteuil, en lisant peut-être lentement le journal du dimanche, d’aller se promener en flânant, de faire la grasse matinée ou la sieste.

Il est des plaisirs liés à la nature. Ceux qui aiment le contact de l’eau seront heureux de nager et ceux qui aiment l’air de la montagne ou de la forêt partiront en promenade, cueillant peut-être des champignons, des baies ou de la dent-de-lion, qui donneront lieu à des plaisirs culinaires s’ajoutant à ceux de la découverte de la nourriture et du don à la famille et aux proches. On est proche ici de la communauté des pêcheurs, cultivant les plaisirs combinés de la vie naturelle, de la tranquillité et de la bonne cuisine.

Pour terminer, je citerai d’abord le plaisir de la discussion, qu’on peut rattacher à d’autres déjà mentionnés car il se déroule souvent dans les bistrots, lors des repas ou des promenades. De celle du bistrot, Pierre Sansot écrit: «La parole circule parce qu’ailleurs, par exemple dans le domaine du travail, ils n’ont pas l’occasion de s’exprimer et parce que, sans elle,le groupe se dissoudrait, perdrait en intensité chaleureuse»3. La discussion est un plaisir riche qui permet d’évoquer les connaissances, l’actualité, les problèmes qu’on rencontre, d’échanger les points de vue, de confronter diverses solutions. Elle est souvent légère et la plaisanterie y occupe une bonne place. Mais elle peut aussi conduire à des décisions communes, à des initiatives collectives, à des luttes. Je dirai encore deux mots du plaisir de chanter et de faire de la musique. Très affaibli par l’industrie de la musique, qui a presque détruit le bonheur naturel de chanter les chansons traditionnelles entre proches, il existe encore à travers les chœurs et les fanfares.

Je ne veux pas opposer de vrais plaisirs simples à de faux plaisirs sophistiqués, ni la culture populaire à la grande culture. Il est vrai que les milieux populaires, tenus à l’écart, lisent en général moins et fréquentent moins les musées. Mais il est aussi vrai que les expériences de la vie ordinaire sont la base de toute grande culture, et que ceux qui se détournent des choses simples pour de soi-disant grandes idées ou grandes œuvres perdent une part notable de ce qui donne son prix à la vie.

Tout combat de gauche radicale, même s’il défend de grandes causes, se doit ainsi de protéger et développer les vrais plaisirs de la vie quotidienne, mis en péril par le capitalisme qui veut introduire le travail du dimanche, exacerber la compétition et généraliser la frénésie consommatrice, toutes attitudes qui limitent sérieusement les chances d’avoir de simples et vrais plaisirs.

1) Cité par Bruce Bégout, De la décence ordinaire, Editions Allia, 2008, p. 38.
2) D’Arnaud Frauenfelder, Christophe Delay et Laure Scalambrin, Editions Antipodes, 2015.
3) Les gens de peu, Presses Universitaires de France, 1991, collection Quadrige, p. 96.