Ces sentiments qui mènent le monde

Philosophie • Les sentiments mènent certainement le monde. Car ils restent la réalité de base, le terreau vivant, dans lequel s’enracinent, évoluent et s’achèvent les multiples activités humaines. Ce sont des sentiments qui motivent à agir, des sentiments qui soutiennent l’action en train de s’accomplir, et des sentiments enfin qui naissent de l’action effectuée. Le grand Spinoza, dans l’Ethique, explique comment notre tendance à persévérer dans l’être s’exprime constamment à travers différents sentiments positifs et négatifs. Que nous ayons conscience d’une augmentation, d’un perfectionnement de notre être, nous éprouvons de la joie. Que nous ayons conscience d’une diminution, d’un affaiblissement de notre être, nous éprouvons de la tristesse...

Comme Platon l’écrit, faisant parler Protagoras: «Il n’est pas possible d’avoir d’autres impressions que celles que l’on éprouve, et celles-ci sont toujours vraies». Il est inutile de vouloir que les sentiments ne soient pas ressentis ou soient ressentis autrement.

Les sentiments mènent certainement le monde. Car ils restent la réalité de base, le terreau vivant, dans lequel s’enracinent, évoluent et s’achèvent les multiples activités humaines. Ce sont des sentiments qui motivent à agir, des sentiments qui soutiennent l’action en train de s’accomplir, et des sentiments enfin qui naissent de l’action effectuée.
Le grand Spinoza, dans l’Ethique, explique comment notre tendance à persévérer dans l’être s’exprime constamment à travers différents sentiments positifs et négatifs.

Que nous ayons conscience d’une augmentation, d’un perfectionnement de notre être, nous éprouvons de la joie. Que nous ayons conscience d’une diminution, d’un affaiblissement de notre être, nous éprouvons de la tristesse. Que notre joie soit accompagnée de l’idée d’une cause extérieure la produisant, c’est l’amour qui apparaît, que notre tristesse soit accompagnée de l’idée d’une cause extérieure, c’est la haine qui naît. Il est bien d’autres sentiments étudiés par des philosophes, comme Descartes ou Hobbes, et par des moralistes, comme Vauvenargues1. La colère par exemple est une réponse au mal qui nous est fait, et la peur et l’inquiétude résultent de la perception de menaces plus ou moins précises.

Il est naturel et nécessaire que la conscience positive de l’amélioration de notre être engendre la joie (par exemple quand est reconnue la qualité de notre travail ou l’effort qu’on a consenti). Il est aussi naturel et inévitable que la conscience négative d’une diminution de notre être provoque la tristesse (quand par exemple on se trouve condamné à vivre dans un environnement bruyant et pollué). Il est impossible que s’éveille autre chose que l’amour (ou l’amitié, ou la sympathie, ou la bienveillance) quand notre joie est causée par autrui (quand par exemple quelqu’un nous vient en aide dans un moment difficile). Comme il est impossible que s’éveille autre chose que la haine (ou l’hostilité, ou la colère) quand notre tristesse vient d’autrui (quand par exemple il nous traite comme un objet, nous frappe ou nous insulte). On ne peut non plus bannir la peur quand on perçoit que quelque chose ou quelqu’un menace le maintien de notre être (on a peur par exemple des puissants qui peuvent nous violenter ou nous priver de travail).

Les sentiments sont ressentis comme ils sont ressentis. Comme Platon l’écrit faisant parler Protagoras: «Il n’est pas possible d’avoir… d’autres impressions que celles que l’on éprouve, et celles-ci sont toujours vraies»2. Il est inutile de vouloir que les sentiments ne soient pas ressentis ou soient ressentis autrement. Mais on doit distinguer les sentiments proportionnés, qui ont une cause réelle et sont adaptés à la situation, et ceux qui sont disproportionnés, résultant d’une cause imaginaire et inadaptés à la situation, entre autres par leur exagération (on doit ainsi distinguer la joie légitime née de l’obtention d’un emploi souhaité, de la joie malsaine résultant de l’échec de ceux qu’on juge faussement être des ennemis). Par rapport à la peur on distinguera la peur justifiée qu’un terroriste présent dans le quartier puisse venir nous tuer, et celle infondée qui désigne toutes les personnes étrangères comme potentiellement criminelles. Il existe aussi une quantité de sentiments trompeurs ou dévoyés issus de l’inconscient, que la psychanalyse se propose de clarifier.

Si les sentiments sont historiquement et socialement situés (l’aristocratie accordait un grand prix aux sentiments liés à l’honneur et la classe ouvrière met spécialement l’accent sur le sentiment de solidarité), il semble bien qu’il faille affirmer un patrimoine de sentiments fondamentaux communs à toutes les époques et à tous les lieux, comme des constantes de la vie humaine.

La politique ne peut donc passer par-dessus les sentiments des individus pour qui et par qui elle est mise en œuvre. Du point de vue d’une philosophie du bonheur, la politique doit travailler à développer le plus possible les conditions pour que soit éprouvé un maximum de sentiments positifs liés à l’augmentation de l’être: joie, amour, espoir, confiance. Elle aura aussi à cœur que soient réduits les sentiments négatifs de tristesse, de haine et de peur.

Procurer un travail épanouissant, un salaire satisfaisant, un environnement agréable, donner à tous l’occasion de participer aux décisions dans la cité comme dans l’entreprise, voilà une politique productrice de joie. Pour la peur toujours présente dans un monde chaotique et inégal où règnent les déséquilibres facteurs de frustrations, de conflits et de guerres, la politique doit chercher à en supprimer les causes, au lieu de la faire croître en exagérant ou en en fabriquant des causes dans l’intérêt des démagogues nationalistes. Tant que demeurent des causes réelles de peur (chômage, précarité, réchauffement climatique, terrorisme), la politique doit gérer la peur de manière proportionnée, désignant quelles sont les vraies menaces (d’abord le système capitaliste néolibéral et son insatiable avidité, et sa logique de système avant les personnes qui n’en sont que des rouages souvent involontaires).

On ne peut donc fonder l’action sur une «raison» objective indépendante des sentiments, exigeant que les hommes ne ressentent pas ce qu’ils ressentent (comme lorsque de bonnes âmes disent à ceux qui craignent de perdre leur emploi à cause de l’ouverture des frontières qu’ils n’ont pas à avoir peur, et que s’ils ont peur c’est parce qu’ils sont obtus et un peu fascistes). Les citoyens comme les dirigeants, suivant les circonstances, sont tour à tour joyeux, tristes, hostiles, craintifs ou rassurés. Ils recherchent sans cesse ce qui les épanouit et fuient ce qui leur nuit, réagissant en fonction de ce qu’ils croient leur être utile ou nuisible. L’important est de diminuer au maximum les occasions d’éprouver des sentiments négatifs, et, quand on ne peut les éviter, de faire que les sentiments négatifs proviennent de causes réelles (pour la peur par exemple de la rapacité sans limites des affairistes) et non de préjugés sans fondement grossis par la propagande (pour la peur par exemple des mythes xénophobes et racistes).
Que 2016 nous apporte donc à toutes et à tous de nombreuses occasions d’expérimenter la joie!

1) On peut citer de Descartes Les passions de l’âme, et de Vauvenargues, Introduction à la connaissance de l’esprit humain, tous deux dans GF.
2) Théétète, dans Théétète-Parménide, trad. E. Chambry, Garnier Frères, 1967, GF.