« Nous ne sommes pas voués à servir de chair à canon contre Daech »

kurdistan • Commandante en chef des unités féminines de protection du Kurdistan de Syrie(YPJ), Nasrin Abdallah dénonce l’exclusion des forces politiques kurdes des récentes négociations à Genève et revendique le droit des kurdes du Rojava à défendre et développer leur propre système politique, laïque, féministe, écologiste et multiethnique. (l'Humanité)

Les YPJ, constituées en 2012, ont pris le contrôle de presque la totalité du Rojava, dans le nord de la Syrie.

Un an après la libération de Kobané, où en est la situation militaire au Rojava (Kurdistan syrien)?

Nasrin Abdallah Nous avons effectivement libéré Kobané, mais le risque d’attaques est permanent. C’est pour cela que nous avons dû élargir le front. Il y a constamment des tentatives d’intrusion, mais nous sommes vigilants, prêts à défendre la ville. Les précautions militaires sont prises pour contrer les hommes de Daech. Car il faut savoir que les groupes terroristes se sont partagé les territoires et que «l’État islamique» «s’occupe» de Kobané. Vous savez que le Rojava est divisé en plusieurs cantons. En ce qui concerne le canton de Djezirê, à l’est du Kurdistan de Syrie, il n’y a pas de problème. Nous mettons en place notre système politique (basé sur l’autogestion, l’émancipation des femmes, l’anti- capitalisme et l’écologie politique, ndlr) dans les villes et les villages parce que la situation le permet. Par contre, à Kobané, il a fallu élargir les lignes de défense pour protéger la ville. De plus, à l’intérieur même, de nombreux problèmes demeurent. L’infrastructure a été remise en place mais nous rencontrons beaucoup de difficultés pour la reconstruction de la ville et pour la mise en place des services de base nécessaires à la population, notamment en ce qui concerne la santé. Un des problèmes majeurs auxquels nous nous heurtons est l’attitude de la Turquie. Il faut savoir que celle-ci empêche l’accès du matériel de reconstruction. Par contre, dans le canton et la ville éponyme d’Afrin (ouest du Rojava), la situation est beaucoup plus difficile et instable. Comme à Kobané, l’an dernier, nous sommes attaqués sur quatre fronts, par tous les groupes terroristes: le Front al-Nosra, Jaich al-islam, Ahrar al-Sham… et d’autres groupes armés. Nous sommes constamment sous la menace de leurs assauts contre la ville, qu’ils tentent de prendre. C’est donc beaucoup plus compliqué. Mais nous avons mis en place notre défense et nous nous défendons par tous les moyens. Afrin est soumise à un embargo très strict en ce qui concerne la nourriture et les besoins de base. L’ennemi n’est qu’à 13 kilomètres de nos portes. Des villageois arabes, qui avaient dû fuir la barbarie, sont venus se réfugier à Afrin. Il y a donc eu un accroissement de la population, ce qui rajoute aux difficultés des autorités locales pour aider toutes les populations, qu’elles soient kurdes, arabes, arméniennes ou assyriennes. Car nous ne faisons évidemment pas la différence. Afrin est donc le canton le plus en difficulté aujourd’hui.

Justement, les unités combattantes kurdes, YPG et YPJ, branche féminine des premières, tentent, à partir de Kobané, de progresser vers l’ouest, vers Afrin. Or, la Turquie menace de frapper vos troupes si elles franchissent l’Euphrate. Où en êtes-vous de cette tentative pour desserrer l’étau qui asphyxie Afrin? Quelle est l’attitude de la Turquie?

Nous avons 600 kilomètres de frontière avec la Turquie et celle-ci est une menace très importante pour nous. Nous avons réussi à prendre le contrôle de 510 kilomètres de frontière et il ne nous en reste plus que 90, dans la région d’Azaz et Jalabus. La Turquie a fermé toute cette frontière, l’occupe des deux côtés pour nous empêcher d’en prendre le contrôle. Si nous réussissons à reprendre ces 90 kilomètres, Daech sera complètement étouffé, il ne pourra plus respirer. Car c’est le seul endroit où il arrive à bouger, à passer en Turquie ou à faire venir des troupes et du matériel.

Nous sommes obligés de défendre notre peuple. Si les forces extérieures n’empêchent pas ces attaques, nous allons utiliser tous les moyens à notre disposition pour la survie de notre peuple et renforcer notre système. Notre peuple a été trop souvent l’objet de massacres, voire de génocides. C’est actuellement le cas de la part de l’État turc. Malheureusement, aucun État n’a pris une position claire et ne dénonce ce qui est en train de se passer contre les Kurdes. Il y a 270 villages kurdes sur ces 90 kilomètres de frontière, victimes pratiquement chaque jour des attaques de Daech et de ses bandes barbares. Nous ne pouvons pas être soumis au bon vouloir de pays étrangers. Il nous appartient de défendre nos populations.

Récemment, ont été créées les Forces démocratiques syriennes (FDS), comprenant les forces kurdes et des unités arabes. Cela signifie-t-il qu’à terme vous êtes prêts à attaquer Raqqa, la «capitale» de Daech en Syrie?

Les forces unies au sein des FDS représentent la véritable armée libre syrienne, parce que tous les peuples de Syrie y sont représentés. L’objectif est d’en finir avec Daech partout en Syrie. Les FDS ne sont donc pas une force kurde, mais YPG et YPJ sont des forces uniquement kurdes.

Qui commande les FDS?

Le système de fonctionnement de ces FDS, de cette armée libre, n’est pas comme ceux que l’on connaît au sein des autres armées dans le monde. Il y a un conseil composé de 9 personnes et une assemblée où siègent 35 personnes. C’est une structure militaire mais avec une gestion démocratique, libre, basée sur le partage des tâches et des responsabilités. Tous les groupes qui prennent leur place dans cette armée libre en tant que combattants ont également une place dans la gestion des forces, dans le conseil comme dans l’assemblée. En tant qu’YPJ, nous sommes les seules femmes. Nous avons perdu des centaines de combattantes. Notre légitimité à combattre et à siéger est donc totale. Nous représentons deux choses au sein des FDS: d’abord, le côté humain, les valeurs que portent les femmes. Deuxièmement, avoir l’œil sur les hommes pour qu’ils mènent la lutte de façon correcte, pour le bien-être de tous. On est là aussi pour ça.

Qu’en est-il des aides militaires que vous recevez? On parle de construction de nouvelles pistes d’atterrissage…

La guerre menée contre Daech nécessite beaucoup de dépenses et de sacrifices. Il est vrai que, surtout cette dernière année, il y a eu une aide des pays de la coalition qui ont pas mal bombardé, ce qui nous a aidés. Nous avons réussi pas mal de choses ensemble. Mais il n’y a pas d’aide concrète que je pourrais mentionner. Nous avons de grands problèmes. Il faudrait qu’on nous appuie pas seulement dans le domaine militaire. Nous ne sommes pas des robots militaires. Si on nous apporte de l’aide, il faut aussi prendre en considération notre construction politique. Nous ne sommes pas voués à simplement servir de chair à canon pour combattre Daech. Notre but ultime est le renforcement de notre système démocratique.

Cela fait un certain temps que je prends ma place dans le domaine diplomatique au nom des forces militaires. J’ai rencontré beaucoup de personnalités et de nombreuses forces de divers pays. On n’arrête pas de me dire que nous sommes très forts, que nous sommes d’excellents combattants, que nous combattons le terrorisme, que nous n’avons pas peur. Mais par la suite, quand on demande justement de l’aide, on nous répond que nous ne sommes pas une force légale, reconnue, et qu’on ne peut pas nous aider! Dans ce cas, pourquoi nous dit-on que nous avons un ennemi commun, que nous sommes des braves? Je vous l’avoue, nous avons du mal à comprendre. Lorsque nous avons repoussé Daech, nous avons trouvé beaucoup de documents. Certains d’entre eux donnaient la philosophie de leurs plans et de leurs attaques. Il est clair que la première étape concernait Kobané, Djezirê, Afrin, mais ensuite, les cibles étaient européennes. Des pays comme l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie, la France étaient clairement mentionnés. Il n’est pas question pour Daech de s’en tenir au Moyen-Orient ou au Kurdistan. La guerre que nous avons menée face à Daech a justement détruit ce plan visant à intervenir en dehors des territoires du Moyen-Orient. Je rappelle que Daech contrôlait les 600 kilomètres de frontière avec la Turquie et que nous sommes parvenus à en récupérer 510. Il n’en reste plus que 90. Si nous avions reçu une aide concrète, nous aurions récupéré cette bande de territoire et Daech ne pourrait plus avancer. Si nous n’avions pas combattu et stoppé Daech, pouvez-vous imaginer ce qui se serait passé? Où seraient aujourd’hui ses forces djihadistes? Dites-vous qu’ils ont des centaines de cellules dormantes dans les villes d’Europe qu’ils auraient réveillées à partir du moment où ils avaient atteint leur but au Kurdistan, et auraient très certainement massacré des dizaines de milliers de personnes. Nous avons brisé leurs plans. Nous sommes une force qui a combattu, nous avons perdu beaucoup de nos enfants dans ces batailles. Et nous continuons à le faire. Sur le plan strictement politique, notre système montre toute sa valeur démocratique, de respect des communautés, des confessions et des genres. Pourtant, alors que se tiennent des négociations intersyriennes à Genève, on nous exclut. On ne veut pas de nous. Que voulez-vous que nous pensions? On nous empêche de nous exprimer sur un avenir qui nous concerne et alors que nous contrôlons un territoire grand comme trois fois le Liban. Nous ne demandons pas de l’aide. Nous réclamons notre droit. Si vous parlez des droits humains, des droits des peuples, alors je rappelle que nous sommes des humains, que nous sommes un peuple. C’est le droit de vivre librement sur nos terres que nous sommes en train de défendre. n

Propos recueillis par Pierre Barbanc