le revenu de base inconditionnel: légalisation de la société à deux vitesses

La chronique de Jean-Marie Meilland • On a récemment distribué des billets de dix francs à la gare de Zürich. J’aurais sans doute été du nombre (petit paraît-il) de ceux qui ont refusé le cadeau. L’argent sert en effet à acheter, et si on ne me demande rien en échange, j’ai la fâcheuse impression que c’est moi que l’on commence à acheter.

Le but de l’événement était de promouvoir le revenu de base inconditionnel suffisant pour vivre sur lequel nous allons voter en juin prochain. Même s’il est important de distendre le lien unissant le revenu et le travail, le revenu de base tel qu’il est proposé ne me semble guère plus enthousiasmant que les billets de dix francs distribués à Zürich. J’y vois deux types d’objections qui finalement convergent.

D’abord, il faut citer des objections pratiques. Dans une société qui annonce déjà une quatrième révolution industrielle qui entraînerait une forte réduction du nombre des emplois (ou qui, de toute façon, souhaite remplacer les employés non qualifiés par des machines), il est en effet évident qu’un revenu de base ne sera pas seulement libérateur. S’il permettra à un nombre de personnes peut-être significatif de renoncer en tout cas partiellement au travail au profit d’activités épanouissantes, on voit aussi que dans un contexte de réduction du nombre des emplois, il sera l’auxiliaire de la mise à l’écart imposée de catégories désormais inutiles. Et ce pronostic n’a rien d’illusoire puisqu’il figure dans l’argumentaire des initiants: «Grâce à la robotique, la numérisation, l’intelligence artificielle…, la production de biens et services nécessite de moins en moins de travail salarié». Le revenu de base pourra justifier la fin des politiques publiques et des efforts obtenus des entreprises pour créer de nouveaux emplois pour ceux qui souhaitent en occuper. Il amènera aussi un démantèlement plus ou moins étendu des assurances sociales actuelles. Si un Etat bourgeois soucieux d’économies et des entreprises soucieuses de profits maximaux trouvent l’occasion de se décharger par un revenu de base de la tâche de créer des emplois, il n’est guère douteux qu’il s’ensuivra la constitution d’une classe de citoyens de deuxième catégorie dont on pourra définitivement se laver les mains. L’argument que leur situation ne sera en tout cas pas pire que celle connue actuellement me semble contestable. Sans faire l’éloge d’un système d’assurance chômage trop répressif, on doit reconnaître que le système actuel assure l’acquisition de compétences et l’obtention d’allocations plus élevées qu’un revenu de base.

Le second type d’objections est plus fondamental et relève de la conception philosophique de l’homme et de la société. Ce qui ne veut pas dire qu’il s’agisse de pure théorie. En effet, l’idéal du revenu de base provient d’une pensée purement libérale, la société étant conçue comme une somme d’individus décidant de vivre ensemble pour que chacun puisse satisfaire ses intérêts individuels (en fonction d’aptitudes et de conditions inégales). Dans le cadre du revenu de base, chaque individu devrait recevoir de la société ce qu’il estime correspondre à ses intérêts, et ainsi celui qui souhaite ne pas travailler (ou peu travailler) devrait recevoir sans contrepartie de quoi satisfaire son souhait. Il est d’abord clair que cette théorie n’est pas conforme à la réalité pour ceux qui seraient forcés faute de mieux de se contenter d’un revenu de base. Mais plus profondément, on peut aussi penser que la société n’est pas une somme d’individus recherchant chacun son propre intérêt. Si elle réunit des individus en quête de leur épanouissement, il s’agit d’individus sociaux et solidaires qui se sont rassemblés pour s’échanger de manière réciproque des biens et des services. Pour Proudhon, les échanges s’effectuent entre individus, mais la justice veut qu’ils soient égaux car celui qui donne plus qu’il ne reçoit est un exploité et celui qui reçoit plus qu’il ne donne est un profiteur1. Si l’on fait intervenir l’Etat comme médiateur, cela veut dire qu’en échange de prestations qu’il accorde également à tous, tous doivent contribuer également (ou équitablement, par l’impôt progressif) aux dépenses communes. Il y va de l’égalité, mais il y va aussi de la dignité de citoyens qui apportent leur pierre à la société. Cette pierre doit être jugée comme socialement utile pour motiver la conscience d’être intégré à la communauté. On peut bien sûr relever que la société capitaliste, avec d’un côté ses milliardaires et de l’autre ses working poor et ses chômeurs, est bien loin d’assurer un échange égal entre ses membres. On peut aussi avec raison soutenir que le travail salarié, tout spécialement dans le secteur privé, n’a souvent rien de juste ni d’utile ni d’épanouissant, et qu’on pourrait concevoir des échanges à partir d’autres activités. Je ne conteste pas ces arguments. Mais pour les inégalités, la solution me semble rester la construction progressive d’une société d’égaux solidaires et non dans la légalisation résignée d’une société à deux vitesses par un système d’assistance, quand bien même il serait universel. Quant à la pratique d’autres activités libérées du salariat, il vaudrait mieux garantir d’abord leur reconnaissance, plutôt que de condamner une partie de la population à s’y consacrer sans savoir ce qu’elle en retirera (alors qu’il est probable qu’un certain nombre n’en retirera que la marginalisation).

Le relâchement du lien entre revenu et travail et entre reconnaissance sociale et travail est à coup sûr essentiel pour l’émancipation humaine. Mais pour le réaliser, d’autres voies sont préférables au revenu de base. La diminution du temps de travail est probablement pour l’instant la meilleure. Elle permet à la fois de maintenir, voire si nécessaire, d’accroître le nombre des emplois, tout en dégageant en faveur de tous davantage de temps pour des activités épanouissantes indépendantes du travail. Si l’on recherche la libération humaine plus que l’adaptation aux évolutions soi-disant inéluctables du capitalisme, il faudrait aussi se préoccuper d’encourager la création de coopératives, qui donnent aux travailleurs le contrôle de l’évolution économique, au lieu qu’ils ne doivent la subir. Le fait que la maîtrise des instruments de production par ceux qui les utilisent ne semble pas intéresser les initiants montre l’orientation libérale de leur projet. Et le libéralisme, jusqu’à preuve du contraire, n’a jamais servi qu’à défendre la minorité des plus forts.

1) Proudhon (De la capacité politique des classes ouvrières) parle d’échanges «service pour service, crédit pour crédit, gage pour gage, sûreté pour sûreté, valeur pour valeur…, liberté pour liberté, propriété pour propriété».