Madame Butterfly, figure des femmes abandonnées

la chronique féministe • Depuis quelques années, avec des copines, je prends un abonnement annuel (dix samedis soir) pour les opéras diffusés en direct du MET (Metropolitan Opera de New York). Ces opéras sont retransmis dans 2000 salles d’une septantaine de pays.

Pour 25 euros ou francs par séance, on voit le public new yorkais s’installer, on écoute la présentatrice nous parler de l’opéra, puis interviewer celles et ceux qui tiennent les rôles principaux, le metteur en scène, le chef d’orchestre. Enfin, nous assistons au déroulement du spectacle grâce aux mouvements des caméras qui, souvent, filment de près le visage des protagonistes. Aux entractes, on assiste aux changements de décors, parfois au travail des costumiers et costumières… C’est un régal.

Samedi dernier se donnait Madame Butterfly de Giacomo Puccini (compositeur italien 1858-1924), avec Roberto Alagna dans le rôle de Pinkerton, l’officier américain, et Kristine Opolais, sublime, dans celui de Cio-Cio-San (geisha surnommée «Madame Butterfly»). L’action se déroule en 1904 à Nagasaki. Pinkerton achète une propriété où il installe la geisha, qu’il «épouse» par jeu, car il est fiancé à une Américaine. Mais Butterfly l’ignore, et prend cette cérémonie au sérieux. L’officier repart en Amérique et, malgré sa promesse, ne revient pas «à la saison des rouges-gorges». Trois ans passent, Butterfly attend, avec son fils de trois ans. Quand il revient, accompagné par son épouse, Cio-Cio-San apprend qu’on va, en plus, lui enlever son enfant pour le confier au couple. Elle se fait hara-kiri (on est au Japon!). Pinkerton comprend enfin qu’il s’est mal conduit envers la geisha et qu’il en portera la culpabilité durant toute sa vie.

En sortant et en discutant avec les copines, je mesurais que le thème de la femme séduite et abandonnée, avec ou sans enfant, traverse les siècles et les œuvres du monde entier, depuis la mythologie grecque. Ariane est abandonnée par Thésée sur l’île de Naxos au retour de Crète, où elle l’a aidé à vaincre le Minotaure et à ressortir du labyrinthe. Elle pleure toutes les larmes de son corps puis sera recueillie par le dieu Dionysos. Médée est abandonnée dix ans après avoir fui sa Colchide natale avec Jason, qu’elle a aidé à voler la toison d’or, Jason voulant épouser Glaucé, fille du roi de Corinthe. Désespérée, elle empoisonne la fiancée et tue ses deux enfants, pour leur éviter un sort pire que la mort: l’exil. La toute belle Psyché perd son amant Cupidon à cause de sa curiosité, qui lui fait braver l’interdit de ne pas chercher à connaître son identité.

Les histoires mythologiques sont reprises par différents auteurs, notamment les Latins: Catulle (Ariane), Virgile (Didon), Ovide dans ses Heroïdes, où il fait écrire des lettres à des femmes séparées de leur mari ou amant, ou abandonnées, comme Pénélope à Ulysse, Phyllis à Démophon, Briséis à Achille, Phèdre à Hippolyte, Didon à Enée, Hermione à Oreste, Déjanire à Hercule, Ariane à Thésée, Médée à Jason, Sappho à Phaon.

Mais des poétesses écrivent de vrais poèmes sur leurs amours malheureuses: Christine de Pizan au Moyen Age, Louise Labé au 16ème siècle, ainsi que Pernette du Guillet, amoureuse de son maître, le poète Maurice Scève, qui a vingt ans de plus qu’elle (elle en a 16 lors de leur rencontre en 1536). Leur amour impossible devient la source d’inspiration de ses poèmes, publiés en 1545 par son mari sous le titre Rymes de gentille et vertueuse dame, Pernette du Guillet. Ou encore Marceline Desbordes-Valmore au 19ème siècle.

Le théâtre du 17ème siècle donne de beaux exemples de femmes abandonnées ou répudiées: Pauline par Polyeucte de Corneille, Hermione dans Andromaque de Racine ou Bérénice par Titus, qui la sacrifie à Rome, également Elvire par Dom Juan de Molière.

Le thème de la femme abandonnée continue à hanter les œuvres littéraires, comme l’indique clairement le titre d’un roman de Balzac paru en 1833: La femme abandonnée. On pense également à Marguerite dans Faust de Goethe (1808). Séduite avec l’aide de Méphisto, puis abandonnée, elle met au monde un garçon que, dans son désespoir, elle noie. Avant de mourir, elle sombre dans la folie. Un roman célèbre, La lettre écarlate, de l’Américain Nathaniel Hawthorne, 1850, dénonce le puritanisme d’une communauté de Boston, dans le Massachusetts, au 17ème siècle. L’amant d’Hester Prynn, celle qui a «péché», s’avère être le pasteur particulièrement virulent de ladite communauté, alors que, par grandeur d’âme, la femme refuse de donner son nom.

Le début du 20ème siècle est encore entaché par la rigidité moralisatrice qui condamnait les célibataires ayant mis au monde un enfant (on disait «fille-mère»). Le film La fille du puisatier de Marcel Pagnol, sorti en 1940, illustre bien le rejet que ces jeunes femmes subissaient, même par leur propre père.

Mourir d’amour semble destiné aux femmes. Il est rare, dans les œuvres, qu’un homme se suicide par amour. La grande exception étant Werther dans Les souffrances du jeune Werther de Goethe, paru anonymement en 1774, qui est resté la figure emblématique du romantisme.

En revanche, à partir de la deuxième moitié du 20ème siècle, ce thème n’est plus aussi présent dans les œuvres littéraires et cinématographiques. Le mouvement de libération des femmes est passé par là. Les femmes ne subissent plus passivement leur destin, elles agissent, elles se prennent en main. Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, Benoîte Groult, Françoise Sagan, pour ne citer qu’elles, parlent de femmes qui affirment leur liberté. Il faut dire qu’elles ont obtenu le droit de vote et que les lois ont changé. Elles ne sont plus dépendantes de leur père puis de leur mari comme l’ont été les femmes depuis l’Antiquité jusqu’au début du 20ème siècle. Elles peuvent donc suivre leur propre voie et s’assumer.

Hélas, aujourd’hui encore, dans certains pays, les femmes qui ont un enfant hors mariage sont rejetées par la société, comme au Maroc. Ces femmes sont le plus souvent abandonnées par les pères des enfants et traitées en pestiférées. La lettre écarlate au 21e siècle, version islamique!

Dans ces situations, ainsi que dans les affaires d’avortement, il m’a toujours semblé parfaitement injuste que seules les femmes subissent les conséquences de leurs actes, comme si elles avaient pu faire l’amour et avoir un enfant sans homme! C’est toujours sur elles que tombe la damnation. A se demander quelle faute irréparable paient les femmes sur terre. Celle de donner la vie?