«De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins» : la base de la reconnaissance sociale

La chronique de Jean-Marie Meilland • «De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins», voilà une maxime maintes fois répétée et commentée par les fondateurs du socialisme1. Elle signifie que chacun apporte à la société ce qu’il est capable de lui apporter, ni plus, ni moins, et qu’en échange, la société lui garantit ce dont il a besoin pour vivre et s’épanouir.

Certes cette maxime est conçue pour une société socialiste qui n’existe pas encore. Dans la société capitaliste, innombrables sont ceux qui n’agissent pas conformément à leurs capacités. Il y a ceux, chômeurs, précaires, opprimés, aux talents gaspillés, qu’on empêche de se développer conformément à ce qu’ils sont. Il y a ceux, aussi, héritiers et profiteurs, qui touchent des bénéfices sans rapport avec des compétences. Il y a également tous les exploités qui, agissant ou non selon leurs capacités, ne peuvent pas accéder à ce qui satisferait leurs besoins. Mais l’équilibre entre exercice des compétences et satisfaction des besoins n’en demeure pas moins, pour le socialisme, l’idéal à atteindre.

Cette maxime comporte une dimension de dignité et une promesse de reconnaissance sociale: est digne et reconnu celui qui fait profiter la société de ses aptitudes, et, en retour, la société assure la satisfaction de ses besoins. Car la reconnaissance sociale est certainement, avec les fondements de la vie matérielle, une des bases d’une existence vraiment humaine. Une existence sans reconnaissance sociale est une existence accompagnée par l’indifférence ou le mépris, et l’absence de respect et d’estime de la part des autres entraîne un faible niveau d’estime de soi, négatif pour la recherche du bonheur. Que beaucoup dans la société actuelle souffrent du manque de reconnaissance sociale ne signifie pas qu’il faille accueillir ce fait par la résignation. Seuls des libéraux peuvent ne pas s’en soucier, car ils considèrent que la société est une juxtaposition d’individus indépendants les uns des autres.

Depuis deux siècles, c’est en bonne partie le travail salarié qui, dans un moment historique particulier, a procuré la reconnaissance sociale. Il n’est bien sûr pas nécessaire de lier la reconnaissance sociale au travail salarié. Mais à toutes les époques, il semble bien qu’une forme ou une autre de travail ait joué un rôle clé. D’abord le travail, par la mobilisation des compétences et le sérieux qu’il implique, permet le développement de la personnalité. Et ensuite, par l’utilité qu’il représente pour la société, à travers les métiers, leurs savoir-faire et leur organisation, il assure un statut garant de reconnaissance sociale. Le travail, salarié ou non, n’est pas toujours défini de la même façon, et l’attribution des statuts est un phénomène qui est en perpétuelle évolution. Mais il ne semble pas qu’il faille en conclure qu’on peut tirer un trait sur le travail et sur la reconnaissance sociale qui en résulte.

Si l’on veut relâcher le poids du travail, spécialement du travail salarié, il faut valoriser d’autres types d’activités actuellement peu reconnues (travail domestique, travail associatif, travail politique). Et plutôt que d’envisager un large remplacement du travail salarié par des activités épanouissantes différentes du travail, il serait plus raisonnable de maintenir à grande échelle un travail salarié partagé à durée limitée, combiné à d’autres activités dont on développerait la reconnaissance sociale. Car qui jugerait intéressante une existence vouée à des activités sans écho dans la société? Elles perdraient certainement vite leur intérêt (on peut penser à un intellectuel ayant tout son temps pour lire et écrire mais ne trouvant ni journal pour publier ses articles, ni éditeur pour accepter ses livres, ni lecteur pour réagir à ses propos). Une autre forme de libération à l’égard du travail aliénant serait bien sûr le transfert des salariés privés dans le secteur public et la transformation des salariés en coopérateurs.

L’application de cette analyse au cas du RBI conduit à le rejeter, car il est inconditionnel. Quand on le présente de manière idéaliste, on le juge comme géré par une sorte de main invisible: le RBI est censé pouvoir libérer les êtres humains d’un travail oppressant au profit d’activités épanouissantes de leur choix, aussitôt reconnues par la société. Il semble bien que ne sont évidentes ni la relation établie entre RBI et activités épanouissantes (on peut très bien, privé d’emploi, s’ennuyer), ni celle établie entre activités épanouissantes et reconnaissance sociale (on peut se passionner pour des sujets qui n’intéressent personne). Le RBI paraît adopter la formule «à chacun selon ses besoins» sans rien y ajouter, ou, si «de chacun selon ses capacités» subsiste vaguement, on paraît oublier que ces capacités doivent encore être reconnues. Et même si le processus de reconnaissance n’est pas figé et peut intégrer de nouvelles activités, comme tout processus social, on ne le modifie pas du soir au matin.

«De chacun selon ses capacités (socialement reconnues), à chacun selon ses besoins», est une maxime socialiste à laquelle il est important de continuer de se référer: et incontestablement, l’idée d’un revenu de base inconditionnellement distribué ne s’y réfère plus du tout. Qu’il puisse être profitable pour certains individus ou certaines catégories2 ne justifie pas qu’on le généralise.

1)         Notamment Louis Blanc (Organisation du travail), Cabet, Marx (Critique du Programme de Gotha) et Kropotkine.

2)         Comme il y a toujours eu des activités dont l’écho était limité à des cercles restreints, sans que cela n’enlève rien à leur utilité ni à la reconnaissance par leur milieu de ceux qui s’y consacraient (pensons à la poésie), il existe aujourd’hui des activités liées à la santé et au développement spirituel qui, bien que peu reconnues par l’ensemble de la société, sont appréciées par certains milieux et valent une reconnaissance suffisante à leurs praticiens. On ne saurait en dire autant de tous ceux qui, attachés à l’exercice efficace de leur métier, perdraient leur emploi et ne pourraient en quelques mois improviser une réorientation. Nul doute que certains deviendraient naturopathes ou agriculteurs bio. Mais qu’adviendraient-ils de nombreux autres ? Veut-on qu’ils s’installent comme chauffeurs Uber ou fondent de petites entreprises pour conseiller les spéculateurs ou les fraudeurs du fisc ? Dans le Matin Dimanche du 22 mai 2016, un patron, favorable de façon peu logique au RBI, dit d’ailleurs de manière très sensée: «Selon moi, un revenu de base doit être lié à une activité qui permet de se sentir intégré dans la société…». C’est sagement réintroduire la condition dans l’inconditionnel !