Le bilan d’Yvette Théraulaz sur ses «Années»

La chronique féministe • Il se dit que la reprise du spectacle chanté "Les années" (créé en 2013) pourrait être la dernière de la grande comédienne et chanteuse Yvette Théraulaz, qui devait jouer du 8 mars au 17 avril au théâtre de Carouge. Son spectacle fut reporté pour des raisons de santé du 10 au 15 juin. Je tenais à le revoir, parce qu’il parle d’elle, de sa mère, des innombrables injustices faites aux femmes, de nos luttes, de nous toutes.
Nous sommes en 1947. «C’est un garçon?» «Euh, pas tout à fait... c’est une fille», répond la mère. «Bon, on f’ra avec», dit papa. Voici comment Yvette fut accueillie au monde par son père, une déception, comme le vécurent tant de bébés filles.

Il se dit que la reprise du spectacle chanté Les années (créé en 2013) pourrait être la dernière de la grande comédienne et chanteuse Yvette Théraulaz, qui devait jouer du 8 mars au 17 avril au théâtre de Carouge. Son spectacle fut reporté pour des raisons de santé du 10 au 15 juin. Je tenais à le revoir, parce qu’il parle d’elle, de sa mère, des innombrables injustices faites aux femmes, de nos luttes, de nous toutes.

Nous sommes en 1947. «C’est un garçon?» «Euh, pas tout à fait… c’est une fille», répond la mère. «Bon, on f’ra avec», dit papa. Voici comment Yvette fut accueillie au monde par son père, une déception, comme le vécurent tant de bébés filles. Il est édifiant, à ce propos, de relire Gisèle Halimi parlant de sa naissance. Son père, honteux, mit trois semaines à l’annoncer. On retrouve ce rejet dans tous les siècles et tous les pays. Durant la politique chinoise de l’enfant unique, on a procédé à de nombreux avortements et d’assassinats de filles, ce qui fait que dans certaines régions, vingt ans plus tard, il y a plus de 80% d’hommes qui errent désespérément à la recherche d’une femme… On peut rêver mieux comme départ dans la vie… Surtout que l’éducation qu’elle reçoit chez les sœurs ne va pas l’aider.

«J’apprenais à me faire humble, à rester à ma place, à ne pas me faire remarquer, à ne pas être au monde.» Les ordres pleuvent: «Plus doucement! Ne parle pas pour ne rien dire! Taisez-vous mesdemoiselles! Une fille qui jure pue de la bouche. Ne te salis pas! Ne te touche pas, c’est sale! Taisez-vous mesdemoiselles! Sois mignonne, sois gentille, tricote, ça passera le temps! Si tu continues comme ça, tu ne trouveras pas de mari! Des études de lettres, pourquoi faire? Tu t’épanouiras dans la maternité!» Le tout résumé en un slogan: «Je pense donc j’essuie!» Amen.

Yvette Théraulaz alterne les textes qu’elle a écrits avec des chansons puisées chez d’autres artistes (comme Barbara, Ferrat, Brassens, Violetta Parra). Le passage qui m’émeut chaque fois aux larmes est «Rédaction», elle s’adresse à sa mère. «Tu as quarante ans et tu n’as pas le droit de vote… Tu auras le droit d’avorter en 2002, quand tu auras 80 ans et une assurance maternité en 2005, à 83 ans!» Le chemin fut si long… Mai 68 est un séisme qui lui met le corps sens dessus dessous, lui donne envie de vivre, le monde devient sensé, elle met des mots sur ce qui nous humiliait, sur des siècles de domination. «Je naissais à tout», elle participe à l’émancipation féminine, revendique l’indépendance économique, souscrit au «Manifeste des 343 salopes» en faveur de l’avortement. Le MLF, le Mouvement de libération des femmes, est la plus belle, la plus profonde des révolutions, la seule qui se passa sans violence et sans morts.

Le spectacle Les années décrit non seulement les luttes féministes mais aussi l’itinéraire d’Yvette, son vécu de femme. L’amour, la maternité, les amants. L’un d’eux, peut-être le dernier, l’a quittée pour «retrouver sa virilité», il ne bandait plus avec elle. En vieillissant, la femme devient transparente. On la jette comme un kleenex pour s’éclater avec une jeunette. Sur ce plan, le féminisme n’aura rien pu faire.

En admirant Yvette dans sa tenue rouge et noire, bottines rouges, chevelure léonine, en la voyant bouger, se redresser, lever les bras, en buvant ses paroles, charmée par sa voix chaleureuse, aux intonations particulières, je revivais l’évolution dont elle parle. Le couvercle posé sur les fillettes et les femmes dans les années 50, l’éducation discriminatoire envers les filles, qui n’avaient pas le droit de suivre la section classique avec grec ou la scientifique, le statut de mineure jusqu’en 1971, date d’introduction du droit de vote sur le plan fédéral, puis le changement de la loi du mariage, qui nous permettait enfin de travailler et de disposer de notre salaire sans l’autorisation du mari, enfin les manifestations, les tracts distribués, les luttes, les articles pour obtenir le droit d’avorter et l’assurance-maternité, une des plus chiches d’Europe. Tout ce déploiement d’énergie, toutes ces forces dépensées, toutes les insultes reçues, alors que nous demandions, simplement, la justice, et le droit de disposer de nous-mêmes.

Le 14 juin est situé entre le numéro précédent de Gauchebdo et celui du 17 juin. Le 14 juin, date de l’introduction de l’égalité salariale dans la Constitution en 1981, date de la grève des femmes en 1991, une date mythique que les féministes inscrivent dans leur agenda chaque année, qui représente toutes les luttes passées, les avancées obtenues et ce qui reste encore à faire. Notamment: l’égalité salariale dans les faits, le congé parental, le partage des tâches ménagères et éducatives, la parité dans toutes les instances politiques et les conseils d’administration.

A la fin de la conversation que j’ai eue avec Juliette Müller pour son article du dernier numéro, elle m’a demandé quel regard je portais sur les femmes d’aujourd’hui. Je pense qu’elles ont la chance d’être nées avec les droits que les féministes de la première heure ont eu tant de peine à obtenir. C’est vrai, l’essentiel est fait. Mais qu’elles ne se leurrent pas. Rien n’est jamais acquis, il faut rester vigilantes. Des signes pernicieux se manifestent de plus en plus du côté de la Turquie, de la Hongrie, notamment, mais aussi dans les pays occidentaux. Les partis d’extrême droite veulent restreindre les droits des femmes, le droit à l’avortement est contesté de toutes parts. Donald Trump, malgré sa misogynie affichée (il a donné les mensurations de son phallus en public, comme si seul un détenteur de phallus était en droit de gouverner!), arrive à drainer près de la moitié des citoyens étasuniens et, hélas, des citoyennes.

Les violences contre les femmes sont en augmentation. Le plafond de verre n’a toujours pas volé en éclats. Un jour ou l’autre, les jeunes femmes qui se croient libres s’y heurteront et déchanteront. Je souhaite que les jeunes générations apprennent d’où elles viennent, continuent à lutter pour effacer les dernières inégalités (voir plus haut) et ne disent pas que le féminisme est ringard: il reste un œil ouvert sur les déséquilibres, afin de promouvoir un monde plus juste.