Benoîte Groult, grande féministe, nous a quitté-e-s

la chroniqe féministe • Benoîte Groult est décédée le 20 juin à l’âge de 96 ans, dans son sommeil, comme elle le souhaitait. En apprenant son décès, j’ai eu l’impression de perdre à la fois une mère, une sœur, une amie, une guide. Comme pour Simone de Beauvoir en 1986. Mais si j’avais lu à l’adolescence les œuvres de cette dernière, qui m’a induite en féminisme, j’ai découvert Benoîte Groult plus tard, en 1975, quand elle publia Ainsi soit-elle.

Ce livre fut une révélation. D’abord, elle dédie son livre à quelques féministes: Olympe de Gouges, qui paya sur l’échafaud la revendication du droit des femmes à la citoyenneté, Hubertine Auclert qui, en 1889, refusa de payer ses impôts puisqu’elle ne votait pas, Marguerite Durand, première femme à lancer un quotidien féminin en 1897, Louise Michel, Simone de Beauvoir, bien sûr, des hommes aussi, comme Ambroise Paré, Condorcet, Jules Ferry, qui ouvrit les écoles aux filles, Léon Blum, Paul Guimard, son mari, qui lui suggéra le titre du livre, enfin à l’Etat du Wyoming, qui fut le premier au monde, en 1869, à accorder le droit de vote aux femmes.

Puis j’ai adoré la préface. «Je pars chez moi [en Bretagne] pour écrire un livre dont le sujet ennuie d’avance bien des gens…» «Je ne suis pas inscrite au MLF. Mais mon cœur est avec ces femmes et ces filles-là, sans lesquelles rien ne se ferait. Pour ne parler que de la dernière bataille, sans Bobigny, sans le MLAC, sans Choisir, pourquoi le gouvernement se serait-il lancé dans cette difficile aventure qu’était la révision de la loi de 1920? Jamais les millions d’avortées silencieuses ne l’y auraient contraint.»

Dans le premier chapitre, elle parle des livres que les femmes se mettent à écrire et qui disent enfin les choses jamais dites par nous, parce qu’on nous persuadait qu’elles étaient sans importance. Elle s’est «résignée au fait que les auteurs à seins ne soient lus que par des lecteurs à seins». Elle enchaîne les considérations. L’amour, un sujet si féminin… quand il est traité par une femme. Mais quand c’est Flaubert qui décrit l’amour, cela devient un sujet humain. Quant à la littérature féminine, elle est à LA littérature ce que la musique militaire est à LA musique. «Avec ce machin-là, je sais que je vais entrer dans la catégorie des emmerdeuses qui ne méritent même plus la courtoisie.»  Elle cite un interlocuteur: «Ne me dites pas que vous allez écrire un livre MLF? Alors là, vous pouvez être sûrs qu’aucun homme ne vous lira. Et vous ennuierez la plupart des femmes, qui grâce au ciel sont encore de vraies femmes.» Les «vraies femmes», celles qui sont résignées, obéissent, font des enfants et s’en occupent? «Il faut enfin guérir d’être femme. Non pas d’être née femme, mais d’avoir été élevée femme dans un univers d’hommes, d’avoir vécu chaque étape et chaque acte de notre vie avec les yeux des hommes, selon les critères des hommes.

«Qu’est-ce qui leur prend, soudain, aux femmes? Voilà qu’elles se mettent toutes à écrire des livres. Qu’ont-elles donc à dire de si important?» demandait récemment un hebdomadaire qui ne s’était jamais posé la question de savoir pourquoi les hommes écrivaient, eux, depuis deux mille ans! Nous avons un immense retard à combler, tout un «continent noir» à découvrir.

Je jubilais. Elle dénonce «l’incurable besoin masculin de suprématie», les égarements de Freud au sujet des femmes, la volonté de la société de renvoyer les femmes au foyer, même si elles ont fait des études. Rien que les titres des chapitres étaient jubilatoires: L’infini servage, Un sous-secrétariat d’Etat au tricot, La haine du c…, Ma mère, c’était une sainte! Un problème de robinet, Ma femme au sexe de glaïeul, notamment. Je salivais. Elle aborde tous les sujets, dénonce tous les préjugés. «La sexualité? C’était le phallus et nous, nous n’avions qu’un creux à cette place-là, c’est-à-dire moins que rien.»

Elle m’a appris que le Code civil napoléonien est un monument de misogynie: «Les personnes privées de droits juridiques sont les mineurs, les femmes mariées, les criminels et les débiles mentaux.» L’horreur de l’excision et, pire encore, de l’infibulation, la position anti-suffragettes de la reine Victoria, les propos misogynes de «grands hommes», dont la réponse du général de Gaulle à un député qui proposait la création d’un ministère de la Condition féminine: «Pourquoi pas un sous-secrétariat d’Etat au Tricot?»

De page en page, je découvrais, je m’insurgeais, j’enrageais. Mais le chapitre qui m’a le plus touchée et fait rire en même temps aux éclats est «C’est rouge et puis c’est amusant».

Benoîte Groult, par son humour, son sens de la formule et sa façon crue de dire les choses, m’a sidérée. J’inscrivais des croix, des traits, des points d’exclamation dans la marge. A un moment donné, j’ai écrit «merci», merci de dire ça, de nous libérer de notre carcan, du respect inculqué depuis la naissance envers sa majesté le phallus. Ce chapitre m’a tellement plu que je l’ai mis en scène pour le spectacle organisé le 5 février 1981 à la Maison de Saint-Gervais, Genève, destiné à commémorer les dix ans de l’introduction du droit de vote féminin en Suisse. «C’est dur, mais y a pas d’os dedans. Ça bouge tout seul, mais ça n’a pas de muscles. C’est doux et touchant quand ça a fini de jouer, arrogant et obstiné quand ça veut jouer. C’est fragile et capricieux, ça n’obéit pas à son maître… ça refuse tout service ou ça impose les travaux forcés, ça veut toujours jouer les durs alors que ça pend vers le sol pendant la majeure partie de son existence… Et puis ce n’est pas fini: à côté du machin il y a les machines… Vues de dos, le porteur étant à quatre pattes, elles font irrésistiblement penser à un couple de chauves-souris pendues la tête en bas et frémissant au moindre vent… Un ingénieur qui aurait inventé ce système-là pour entreposer des spermatozoïdes se serait fait mettre à la porte.» Hilarant et libératoire. Je faisais jouer trois comédiennes qui, à un moment donné, représentaient le phallus, l’une debout, les deux autres accroupies des deux côtés. Le public a aussi beaucoup ri.

Après avoir dénoncé les préjugés contre les femmes, les religions qui les musellent, les sociétés qui ne supportent pas leur émancipation, Benoîte Groult conclut: «Il faut que les femmes crient aujourd’hui. Un cri de vie. Comme celui du nouveau-né, dans lequel on ne peut s’empêcher d’enclore, à chaque fois, un nouvel espoir.»

Crions, mes sœurs, et relisons Ainsi soit-elle. Et bon été à toutes et tous.