Quand les managers sont aux manettes

santé au travail • Si le management moderne semble plus attentif à la dimension humaine des salariés que le taylorisme d’antan, il ne cherche pas moins à déposséder les salariés de leurs savoirs professionnels, selon la sociologue Danièle Linhart.

Le 24 juin 2016 a eu lieu à Fribourg le 7ème congrès suisse «santé dans le monde du travail». Parmi les experts invités pour évoquer ce sujet clé de la société actuelle, la sociologue française Danièle Linhart, qui étudie la modernisation managériale et les transformations du travail. Elle a publié en 2015 «La comédie humaine du travail; de la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale», aux éditions ERES.

«Si dans votre travail vous êtes en train de répondre à un email alors que trois autres arrivent, vous ne vous êtes pas trompés d’article», pourrait-on écrire en guise d’introduction, paraphrasant l’un des intervenants du congrès. Avec les nouvelles technologies de l’information (NTI), les travailleurs-euses d’aujourd’hui ont l’impression que les frontières temporelles vont au-delà de leurs capacités. Confrontés à une rhétorique managériale, ils sont plongés dans une accélération temporelle qui les pousse à chercher à répondre le plus vite possible à la demande. L’imposition du délai et la pression des objectifs, quelques fois sans les moyens pour les atteindre, les rendent malades.

Compétences dévalorisées

Le management moderne, à l’opposition du taylorisme, clame sa volonté de reconnaître la dimension humaine des salariés, mise sur leur subjectivité, leur personnalité et tend à «psychologiser» les rapports de travail. Pour Danièle Linhart, il n’en demeure pas moins que le savoir du travailleur, ses compétences et son expérience sont dévalorisées, tout comme dans un système tayloriste. Les travailleurs sont soumis à des procédures et protocoles qui correspondent aux critères d’efficacité et profitabilité et qui les dépossèdent de leur savoir du métier.

Cette tendance s’illustre également dans l’explosion en Suisse du marché des formations continues, couramment proposées dans des domaines comme la gestion du temps, la gestion du stress, la gestion du changement, etc. L’expérience du travailleur est réduite en miettes, il est placé en situation d’apprentissage permanent. Il doit sans cesse se mettre à jour pour rester concurrentiel sur le marché de l’emploi, mais pour cela, l’accent est mis sur les méthodes et les protocoles et non sur le métier-même.

«Sortez de votre zone de confort!»

Or, quand les travailleurs doivent suivre des protocoles, conçus par des managers, pour certains très éloignés de leur métier, le sentiment de frustration s’installe et le résultat ne se fait pas attendre. Frustration quotidienne des salariés au travail, malaise général, ambiance pourrie, perte de motivation, présentéisme, donc précarité subjective au cœur de la relation salariale, analyse Danièle Linhart.

«Allez les travailleurs, sortez de votre zone de confort!», crient les managers pour culpabiliser leurs employés de ne pas tenir la route. Face à cela, plutôt que de s’organiser et de lutter, les travailleurs se replient sur eux-mêmes. La plupart finissent par se croire incompétents, car il faut se remettre en question continuellement, dans le darwinisme social où il n’y a de place que pour les meilleurs. Certains peuvent même être poussés à consommer des médicaments, certaines drogues, des psychotropes ou de l’alcool pour tenir.

Les gens ne travaillent plus pour leurs valeurs, leurs rêves de métier, leur vision citoyenne, mais avec des méthodes mises en place par des consultants. En Suisse, on peut citer le personnel soignant, de plus en plus coupé du temps relationnel avec les patients en raison d’un système de minutage qui prétend standardiser la prise en charge: 20 minutes pour une douche, 5 minutes pour une piqûre, etc.

L’individualisation du travail, un moyen de domination

Au temps du taylorisme, les employeurs ne connaissaient pas le métier des employés et ouvriers, ce qui conférait un certain pouvoir à ces derniers. S’ils détenaient le savoir, ils pouvaient aussi détenir le pouvoir. Mais avec la disqualification de ce savoir, des objectifs à remplir toujours plus exigeants et des évaluations individuelles permanentes, ceux-ci sont déstabilisés.

L’individualisation devient un moyen tout à fait privilégié pour asseoir la domination, selon Danièle Linhart. Le travailleur, mis en situation d’incompétence relative, se retrouve contraint de s’accrocher à la procédure et au dispositif et de s’adapter à l’incertitude, à l’anxiété, à la peur. De se conformer ou de se suicider s’il n’a pas le courage de lutter. 

Organisé par; Unifri, IST, HE-Arc, UniZürich, UNIL