La danse en ligne tel un fleuve

DANSE • « Islands » ou l’insularité de toute vie esseulée pourtant reliée à un archipel d’autres vies. Chorégraphie pour cinq danseurs imaginée par  Guilherme Bothelo, la création se déploie au fil d’un mouvement liquide, dynamique et méditatif  magnifiquement inspiré par les paysages islandais.

Comment ne pas voir une sorte de boucle spirituelle, existentielle entre le flot harmonieux et saccadé des vers dansés de Guilherme Bothelo dans sa nouvelle création , Islands, étude chorégraphique sur la ligne évoluant au cœur d’un paysage imaginaire comme métaphore de la communauté ? Voyez-la se traduire par des mouvements alignés de cinq danseurs évoluant latéralement, en profondeur ou sinuosité. Leurs pas tour à tour ailés, glissés, en demi pointes, suspendus ou plus lourds infusent et tamisent le plateau dans d’incessants changements de directions et tricotages. La colonne d’interprètes évolue sur  les cascades lyriques et sèches, envoutante et subtilement expressive guitariste Christian Fennesz aux nappes phréatiques électro saupoudrées de griffures synthétiques proches de la transe minimaliste et répétitive. Jusqu’à ces tableaux soulignés par des effluves de guitare saturée qui voient les corps se plier en leur mitan, tendent le bras droit ouvrant le corps, transitant de station en station en ondulant leur bassin, bras levés en corbeille avant de choir à la renverse l’un après tels des insectes tricotant des pattes dans le vide.

Ilots dansants

Au coeur d’Islands, le mouvement se transmet d’un ilot dansant à l’autre. Les interprètes  sont ainsi comme chaînés par une grammaire dansée jouant du déséquilibre de corps qui tanguent. On y retrouve la mémoire de l’ADN dansée d’une précédente chorégraphie de Bothelo, Sideways Rain qui jouait, selon d’autres modalités, du balayage des corps en marches dans une direction identique, depuis les reptations du singe jusqu’à la station debout de l’humain. Ici, les interprètes sont comme les parties d’une colonne vertébrale, comme issue des planches anatomiques d’écorchés. Genoux pliés enchâssés l’un dans l’autre, ils respirent maintenant, avant de rouler comme vagues sur le plateau.

Cette mise en ligne des danseurs, jusque dans leurs postures alanguies et assises contemplatives, connaît de subtiles variations rythmiques, d’intensité, d’inversion du sens des courses latérales, de sorte que le motif général s’anime d’une respiration qui ne la laisse jamais inchangée. Musardant à fleur d’émotions natives, les corps alignés sont aussi décalés en épis. Sans apparente volonté de synchronie absolue, la personnalité de chaque interprète le fait se ficher tour à tour hors du groupe pareil à une vigie désaxant regards et gestes. Un à un, ils se lèvent, se retournent et comme herbe au vent se balancent doucement sur leur axe gravitaire. C’est alors peu dire que cette géopoétique des corps saisie dans des lumières d’un bleuté fjordien puis spectral signées Yann Marussich ont su capter l’essence même des paysages islandais, sources d’inspiration de l’opus.

Temps suspendu

Sur les compositions  atmosphériques et par instants proches de la ballade rock façon Neil Young expérimental, du guitariste viennois Christian Fennesz, le travail chorégraphique semble consister en un processus où l’on s’efface pour prendre le vide, pour prendre l’espace, pour prendre la lumière. En plusieurs séquences remarquablement rehaussées par un clair-obscur bleuté digne du vidéaste américain immersif de figures flottantes en des flux liquides Bill Viola, les danseurs semblent se régénérer d’eux-mêmes dans une énergie qui invente ses trajectoires dans une forme de saltation glissée, de penché méditatif, de petits sauts ovoïdes menant à une station repliée en lisière d’obscurité, avant de projeter hors du corps dansant l’énergie spiralée du geste. Celle-là même qui fait aussi lever un bras sémaphorique ou subvertit l’anatomie comme traversée par un champ de flux nerveux, hectiques effondrant le corps.

Tels des blocs erratiques de sensations ces souvenirs d’enfance peuvent accompagner toute une vie pour le chorégraphe. « De fait, toute expérience forte, qu’elle soit bonne ou mauvaise, est marquante. Nous sommes constitués de ce vécu. C’est cela qui m’intéresse : nos bagages relationnels et d’expériences. Néanmoins, loin de moi l’idée avec Islands de travailler sur une dimension sociale et psychologique concrète ni avec des personnages ou une trame narrative. Il s’agit de proposer un tableau abstrait de cette dynamique des couches qui nous forment. Ne sommes-nous pas pareil à un vieux volet peint tant de fois et supportant de multiples couches et couleurs différentes ? Ce qui m’intéresse est de mettre en lumière, d’une manière graphique et chorégraphique, cette profondeur mais sans histoire contée », explique-t-il.

Le temps est la matière première pour Islands. Il est suspendu, ralenti, déplié, tourne sur lui, se décompose ou se superpose. Ces jeux sensoriels sur la perception temporelle plongent le spectateur dans une expérience du déroulement parfois proche de la pratique de la méditation : on se fixe sur un moment présent pour accéder, par strates, à une perception plus profonde. Progressivement l’espace s’évase dans l’obscurité et le moment évoque alors les chorégraphies de la Franco-algérienne Nacera Belaza parfois à la limite du visible. Un mouvement giratoire vient donc décentrer les danseurs dans une spatialité conçue à partir d’un vide hanté. La verticalité ondoyante dilate l’espace alors que l’interprète disparaît par intermittence tout en préservant l’écho de ses déplacements rémanents dans la profondeur nocturne, extatique et vibratile.

Bertrand Tappolet

Islands. La Bâtie, 6 septembre. Rens.: www.batie.ch. Théâtre du Crochetan, Monthey. 7 septembre 2016. Rens. : www.crochetan.ch