Contre la barbarie: la Poésie

la chronique féministe • Le monde est en train de verser dans la barbarie

Bachar el-Assad, avec son complice russe, bombarde systématiquement les hôpitaux et les convois humanitaires, faisant d’Alep une ville martyre, symbole du drame syrien qui dure depuis 5 ans. Cette guerre provoque des millions de réfugiés, qui se déversent sur les pays proches, par exemple en Jordanie, ou qui tentent de fuir vers l’Europe, au péril de leur vie. Ce sont les pays méditerranéens, en première ligne, qui les reçoivent, tandis que «l’Europe du fric», dixit Angélique Ionatos, se détourne. Partout, les partis d’extrême droite montent en puissance, comme s’il y avait une nostalgie perverse du nazisme. Des jeunes de toutes les classes sociales, au nom du djihad, se font exploser parmi la foule en espérant gagner le paradis. Les Britanniques se sont laissé séduire par des sirènes menteuses et ont dit oui à la sortie de l’Europe. Les Colombiens, après 52 ans de conflit et 4 ans de travaux préparatoires, viennent de dire non à la paix par 50,21% des 37,3% de votant-e-s. Aux Etats-Unis, Trump éructe la haine, et plus il éructe, plus il engrange de voix. A l’est, le différend territorial qui oppose la Chine et le Japon à propos d’îlots inhabités, que même les noms séparent (Senkaku pour Tokyo, Diaoyu pour Pékin), risque d’entraîner les deux géants asiatiques dans un conflit ouvert.

Comme si cela ne suffisait pas, la planète est en train d’étouffer. Sous les monceaux de plastique qui finissent par former d’immenses îles dans les océans; sous les pesticides et autres produits chimiques qui empoisonnent toute la chaîne alimentaire, engendrant des quantités de nouvelles allergies. Sous les boues pestilentielles des élevages intensifs de cochons, qui déversent des dizaines de milliers de mètres cubes d’algues nocives sur les côtes bretonnes. Sous l’exploitation des mines qui, au nom du profit maximum à court terme, occasionne des désastres humains, sanitaires, écologiques. Sous les émissions de CO2, provoquées par les transports (environ un tiers), l’industrie (env. un tiers), le tertiaire (env. 20%) et l’agriculture (2%). Le réchauffement de la terre a déjà atteint le niveau de tous les dangers et semble irréversible. Mais les chefs d’Etat ratiocinent interminablement sur les mesures à prendre, pourtant urgentes, au nom de la santé de leurs industries.

Que faire contre toute cette barbarie, qui entraîne l’humanité à sa propre destruction? Eh bien par exemple se tourner vers la Poésie. «Le 21ème siècle sera spirituel ou ne sera pas», dit le visionnaire André Malraux. Il pourrait être poétique, ce qui, d’une certaine manière, revient au même.

Dans le cadre de «Poésie en ville», Genève l’a fêtée aux bains des Pâquis, du jeudi 29 septembre au dimanche 2 octobre. La Grèce était à l’honneur avec, notamment, la chanteuse Angélique Ionatos, qui s’est produite jeudi de 21h à 22h30 sous une tente pleine comme un œuf. Elle a parlé de la situation de la Grèce, pressurée, abandonnée, et de celle des migrants. Elle a enchanté son public par son courage, ses chansons, ses musiciens. Les micros étaient aussi tournés vers l’extérieur, ainsi, sa voix se répandait sur la jetée jusqu’au phare, sur le lac, enrobait «le kiosque à culture», portant celle des poètes de tous les temps, depuis Homère jusqu’à Odysseas Elytis.

Au mot «poésie» affiché en grand sur un plongeoir depuis 2014 (la fête a lieu tous les deux ans), furent associés d’autres mots: ICI, AUSSI, ENCORE, AILLEURS: la Poésie universelle, intemporelle, omniprésente. Elle fut omniprésente pendant quatre jours, dans les lectures, les tables rondes, les débats, les performances, la musique, les rencontres, les ateliers, les échanges. C’était merveilleux de voir tant de gens discuter littérature un peu partout. Devant la tente se tenait la librairie Le Parnasse, «la plus grande librairie de poésie», selon Dominique Berlie, avec ses tables couvertes de recueils de nombreux éditeurs, surtout d’ICI. La buvette était également très sollicitée. L’ambiance était partout festive, les sourires fleurissaient sur les lèvres. Le mur à grimpe, au milieu du bassin, le bac à sable, les cygnes ajoutaient à la légèreté du moment. On n’arrivait pas à imaginer qu’AILLEURS, on se rejette, on se déchire, on s’assassine…

Il y eut beaucoup de moments forts (Angélique Ionatos, bien sûr, mais aussi le thé des écrivains, les lectures sur les Mouettes, les onze auteur-e-s de Sur-vivre ensemble, notamment). Celui qui m’a le plus touchée est la conférence de Sylviane Dupuis, poète, dramaturge, essayiste, chargée de cours à l’Université de Genève. Elle a déjà publié «A quoi sert le théâtre?» (1999) et «Qu’est-ce que l’art?» (2013) en mini-Zoé. Aujourd’hui, elle s’interroge: «Qu’est-ce que la poésie?». Une question si difficile qu’elle en regrettait presque d’avoir accepté ce projet. Elle relève que Paysages avec figures absentes du poète suisse Philippe Jaccottet a été vendu à 24’000 exemplaires. Cet engouement a poussé Gallimard à faire entrer Jaccottet dans la Pléiade. Sylviane Dupuis y voit un besoin de spiritualité, hors des religions, en phase avec son temps. La Poésie est instrument de métamorphoses, du grec «morphe», forme, et du préfixe «meta», le changement, le passage d’un état à un autre. Les mythes, les œuvres façonnent des mondes structurés.

La Poésie permet de se connaître soi-même, et de produire du symbolique, qui est la condition même de notre survie. Sylviane Dupuis déplore que, depuis un siècle, l’Europe ait renoncé à faire confiance à l’Art, beaucoup se résignant à sa «mort» et à celle de l’Homme. Elle cite Paul Celan, poète juif de langue allemande, qui a opéré poétiquement un « renversement» dans la langue «nazifiée»: «La langue a traversé les horreurs, en est revenue enrichie». Devant les atrocités (les camps de concentration, les tours jumelles crucifiées par deux avions de ligne, le carnage de Charlie Hebdo, pour ne prendre que ces trois exemples), la sidération est mortifère. Il est nécessaire, indispensable de reprendre la Parole, de dire l’indicible, de faire un travail sur la Langue, ce qui permet d’œuvrer à sa propre liberté.

Oui, la Poésie sauvera le monde de la barbarie.

www.poesieenville.ch