Un regard décalé sur la Corée du Nord

documentaire • A mi-chemin entre le cinéma expérimental, le documentaire subtilement critique sur la production des images et le film touristique subverti, «Tourisme international» marque durablement.

Comment un régime totalitaire se présente à ses touristes occidentaux mais majoritairement chinois ou «les pèlerins nord-coréens»  dans des sites de représentations et récits historiques nationaux ? Réalisation tournée à l’appareil photo et sans trépied pour ne pas renforcer la suspicion entourant les visites très encadrées d’un groupe de touristes au fil d’une quinzaine en septembre 2012, Tourisme International interroge le rapport entre images muettes et propagande. Dans un texte de sa main, la cinéaste Marie Voignier explique que «les conditions d’enregistrement ont été celles d’une touriste dont j’ai pris le point de vue pendant ce voyage. J’ai voulu me mettre à la place où on allait s’adresser à moi, où je serai destinataire de la mise en scène du régime par lui-même, dans les conditions « officielles ».» Le touriste peut ainsi être défini comme un «médium» qui «interfère aussi sur l’exercice de notre regard quotidien», selon le cinéaste Érik Bullot.

La position du touriste, spectateur et producteur d’images qui est celle de la caméra photo de la cinéaste rejoint alors la propagande du régime notamment sous le règne de Kim Jong-Il. Satrape dynastique bègue dont toutes les images furent systématiquement doublées par une voix off commentant ses propos silencieux au discours indirect. En insert, des cartons indiquent lieux et situations filmés. Un procédé que la réalisatrice dit avoir puisé dans Walden, film de Jonas Mekas, dédié à l’innocence d’une première fois face au monde avec le cinématographe. Le documentaire suggère peut-être en creux que cette théâtralisation de la culture et cette production imagée sur une Nation, ne nous est pas si étrangère avec son insistance sur le caractère édifiant de l’histoire et de la nature. Ce, notamment par des scènes silencieuses sur l’appropriation d’une technique de peinture à l’huile à la mode coréenne, et l’excellence de la tradition de la peinture à l’eau dans le cadre de paysages.

Son et images déphasés

Musée des atrocités de guerre américaines fondé en 1958 et situé à Chonchon et répertoriant certains crimes de guerre et exactions attribuées aux forces US pendant le conflit qui fit de 1950 à 53, quelques 5 millions de morts civils. On y découvre une peinture représentant le pont de Soktang, où 2’000 personnes ont été tuées alors qu’elles tentaient de le traverser. Lors de cette visite, les inserts textuels délivrent de brèves et factuelles informations. L’un deux indique qu’un touriste américain contrarié contredit violemment le récit fait par la guide au visage convulsionné qui semble ne pouvoir s’opposer à cette parole véhémente. Or, en août 2008, la commission d’enquête sud-coréenne Vérité et Réconciliation conclut que l’armée étasunienne a massacré des groupes de réfugiés et autres civils, en évoquant plus de 200 cas. Elle se fonde notamment sur plusieurs centaines de témoignages de citoyens racontant des scènes de bombardements massifs par l’US Air Force (3,2 millions de litres de napalm, un demi-million de tonnes de bombes) et de mitraillages de réfugiés ainsi que de villages.

Restituer l’épaisseur des espaces

On découvre aussi des ateliers de peinture, dont les guides soulignent la productivité toujours accrue malgré les famines ayant fait 3,5 millions de morts selon des chiffres controversés, studios de cinéma en séances de postsynchronisation ou usine chimique nous sont présentés par des guides nord-coréens aux voix mutiques. Il y a aussi des moments magnifiquement flottants et incertains. Ainsi cette salle de cours mettant en lumière le caractère enjoué et dansant, détendu et léger d’un professeur d’anglais à l’Université populaire de Pyongyang qui a comme nostalgie et utopie la carte de la Corée unifiée maladroitement tatouée sur l’avant-bras et semble susciter les sourires détendus des élèves. «C’est un témoignage voulu d’ouverture vers le monde à l’adresse des touristes et qui tente de faire barrage aux stéréotypes occidentaux sur le pays», souligne Marie Voignier.

Car le film a été entièrement re-sonorisé au montage pour créer de toutes pièces un univers sonore déconnecté des discours officiels: tous les sons ont été réenregistrés pour restituer l’épaisseur des espaces, le frémissement des touristes, les gestes des guides, à l’exception de leurs voix. Dans Un captif amoureux, Jean Genet n’avance-t-il que ce que l’œil entend doit être dissocié de ce que l’oreille voit, inversant volontairement les termes de l’équation perceptive? Pour la cinéaste, «le son a été fabriqué comme un deuxième tournage avec des sons d’ambiance et le travail d’un bruiteur. C’est une autre façon de traverser les espaces montrés, habités ici dans le silence, là dans l’agitation et d’inscrire et percevoir autrement les corps dans les lieux.»

Fidèle à l’héritage du cinéaste hollandais Johann Van Der Keuken, c’est progressivement qu’une structure en boucles apparaît au milieu du labyrinthe des visites, et un mouvement se dessine, une histoire se construit et un sens (dans toutes les acceptions du terme) peut se révéler. La réalisatrice s’intéresse à la construction des récits et aux solutions trouvées par le cinéma pour représenter ce qui est invisible ou absent avec notamment L’Hypothèse du Mokélé-Mbembé (2011) et Les Immobiles (2013). L’artiste questionne dans ses films le rôle que lui assigne la caméra. L’objet caméra semble prendre l’ascendant, induire la manière de filmer, le regard qui doit être porté.

Cinéma des corps

C’est un cinéma des corps contraints comme peut l’être le burlesque dramatique d’un Lloyd, Keaton ou Tati dans cette sidérante mise en abyme du regard touristique qui est aussi l’interrogation d’un régime des images sous une dictature théâtralisée. La monumentalisation des architectures suscite moins une commotion visuelle qu’une mise à distance par des plans larges animés d’un bougé constant et d’un caractère hésitant proches de la vision touristique que réhabilité le film. Non ces images comme témoignages décalés de réalités scénarisées ne valent pas moins que le regard autorisé d’un documentaire d’investigation sur images du régime ou le récit de voyage désabusé, façon Nouilles froides à Pyongyang de Jean-Luc Coatelem proposant de «perdre ses réflexes visuels et ses habitudes citadines».

On songe parfois à d’autres démarches liées à l’image fixe: le photographe Philippe Chancel et ses compositions plasticiennes où cérémonies et monuments cultuels ont l’aspect d’un immense décor abandonné après le film tourné (DPRK) ou Alice Wilinga (Corée du Nord, une vie entre propagande et réalité) mettant en tension dynamique dans ces montages photo le discours officiel des guides en phase avec la propagande face à une réalité travestie. Tous déjouent les images attendues sans qu’il soit besoin d’en faire le procès ni celui d’un pouvoir concentrationnaire et dynastique. Ne pas être idéologue face à l’idéologie nécessite une réflexion sur la fabrication des images et leur diffusion. Qu’elles soient vernaculaires et ego-touristiques ou propagandistes, ce dont se charge fort intelligemment Marie Voignier. Les interrogations du film sur ce que peuvent traduire des sites muséographiques, pédagogiques, mémoriels et historiques peuvent renvoyer tendanciellement aux parcours touristiques occidentaux pas moins dirigés par l’identité nationale et l’image promotionnelle à l’ère du marketing.

Tourisme international. Cinéma Spoutnik, Genève. Jusqu’au 1er novembre. Rens. : www.spoutnik.ch