« Cette campagne est une insulte pour les salariés »

12 février • Pour Daniel Lampart, économiste en chef à l’Union syndicale Suisse, ce sont les salariés qui font la compétitivité de la Suisse et non son taux d’imposition. Il appelle à un refus de RIEIII, afin d’élaborer une réforme plus équilibrée.

Mercredi, les syndicats SSP et SIT ont réalisé une action à Genève pour dénoncer la réduction des prestations sociales, du système de santé ou encore de la formation qu’engendrerait la RIEIII. (Photo: Carlos Serra)
Daniel Lampart est premier secrétaire à l'USS (photo: Yoshiko Kusano).
Daniel Lampart est premier secrétaire à l’USS (photo: Yoshiko Kusano).

En juin dernier, le Parlement fédéral a mis sous toit la RIEIII, réforme qui supprime, sous la pression de l’OCDE, les régimes fiscaux spéciaux (très bas) dont bénéficiaient les multinationales en Suisse. En contrepartie, les chambres fédérales ont toutefois adopté une série de nouveaux outils permettant aux entreprises de réduire les impôts qu’elles paient sur leurs bénéfices: patent box, déduction des intérêts notionnels et autres déductions sur les frais de recherche et de développement. Les cantons pourront aussi adapter leur taux d’imposition cantonal à la baisse. La gauche et les syndicats ont lancé le référendum contre la réforme.

Economiesuisse et l’USAM brandissent des chiffres effrayants en cas de refus de la RIEIII. Ils prétendent que les entreprises multinationales qui bénéficient actuellement d’un statut spécial quitteraient la Suisse avec pour conséquence une réduction de 34 milliards du PIB et la perte de 194’000 emplois. Que répondez-vous?

Daniel Lampart Ces chiffres sont complètement faux. Si la réforme est refusée, rien ne va changer. Les entreprises vont garder les statuts spéciaux dont elles bénéficient actuellement jusqu’à ce que l’on élabore une révision plus équilibrée, qui soit payée par les entreprises et les actionnaires, et non par les ménages. Il y a plusieurs options pour cela. Abolir certaines parties de RIEII par exemple. Il y a aussi déjà eu plusieurs discussions au parlement, des consultations etc. Avec ces éléments, on peut rapidement élaborer une nouvelle version de la réforme. Ce qu’il faut, c’est trouver des solutions spécifiques pour Bâle-Ville et Genève, qui abritent de nombreuses entreprises à statut spécial.

Il faudrait donc adapter la fiscalité seulement dans les endroits où il y a des entreprises qui bénéficient actuellement de statuts spéciaux?
La communication du chef du département des finances Ueli Maurer donne l’impression qu’il y a des entreprises à statut spécial partout. En réalité, de nombreux cantons ne sont presque pas concernés. Il faut agir dans les cantons comme Genève, qui ont une fiscalité ordinaire assez élevée par rapport à d’autres – même si celle-ci demeure basse en comparaison internationale – et où il y a beaucoup d’entreprises à statut spécial. Vaud était également concerné mais a déjà proposé une solution. Zoug abrite aussi des entreprises à statut spécial, mais l’imposition ordinaire y est déjà tellement basse que pratiquement rien ne va changer.

Vous dites donc que le taux d’imposition cantonal genevois devrait tout de même être adapté?
Si la réforme est refusée, il y aura du temps pour que les cantons puissent s’adapter. Il faudra encore discuter en détail. Nous sommes très hésitants face à l’introduction de nouveaux privilèges fiscaux, car ce sont des entreprises actuellement taxées au taux ordinaire, comme UBS, le Crédit Suisse, ou les grandes assurances, qui vont en profiter, alors qu’elles n’en ont pas besoin. Cela dit, nous étions par exemple en faveur d’une patent box très focalisée et limitée dans le temps pour le canton de Bâle. Cela serait aussi utile pour quelques entreprises à Genève.

Les partisans de la réforme disent que celle-ci profitera aux PME. Qu’en est-il?
C’est faux. D’ailleurs le président de l’USAM a affirmé récemment dans Le Temps que la déduction des intérêts notionnels (outil permettant aux entreprises de déduire des intérêts fictifs) était une erreur. Pour les petites entreprises, il sera beaucoup plus cher d’engager un consultant pour optimiser leur imposition que les bénéfices que cela leur rapportera. Beaucoup ne réalisent d’ailleurs presque pas de profits et ne paient aujourd’hui pas d’impôts sur les bénéfices. En revanche, les propriétaires des PME seront touchés par des probables augmentations des impôts des personnes physiques ou par des mesures d’austérité.

Justement, quels seront d’après vous les effets de la réforme sur la population en général?
Le Conseil fédéral a renoncé à présenter une estimation chiffrée des pertes pour les cantons et communes dans la documentation de vote, ce que nous estimons inacceptable. C’est pourquoi nous avons effectué une recherche nous-mêmes auprès des cantons et nous sommes arrivés à un chiffre de 3 milliards de pertes pour la Confédération, les cantons et les communes. Cela va donc coûter cher. Un assez grand nombre de cantons n’ayant pas encore communiqué comment ils allaient appliquer la réforme, on sera plus proche de 4 milliards au final. Avec un peu plus de 3 millions de ménages privés en Suisse, cela coûtera donc 1000 francs par ménage.

Les partisans prétendent qu’à long terme, les nouvelles possibilités fiscales de la RIEIII attireront de nouvelles entreprises. Vous n’y croyez pas?
Plusieurs «laboratoires» permettent d’étudier la question des baisses d’impôts: Lucerne, le canton de Schwyz, ou Saint-Gall par exemple, qui ont baissé drastiquement leur fiscalité il y a 5 à 7 ans. On y observe une baisse durable des revenus fiscaux provenant des personnes morales. L’idée que cela rapportera plus est donc un rêve. En revanche, à Lucerne par exemple, nous avons constaté une augmentation des impôts pour les personnes physiques, une augmentation du prix des cours de musique, une diminution du nombre de policiers, ou encore la fermeture du bureau pour les objets trouvés. Cela montre comment ce sont au final les ménages privés qui sont touchés.

Les partisans de la RIEIII affirment qu’il faut maintenir la compétitivité de la Suisse par rapport à d’autres pays…
Ces arguments sont insupportables. L’élément principal qui explique la compétitivité en Suisse, ce sont les salariés, qui jouent vraiment dans la «super Champions League» au niveau mondial. On ne trouve pas ailleurs de salariés si bien qualifiés, avec une qualité de travail remarquable. Beaucoup d’entreprises le reconnaissent. L’imposition est secondaire. Le canton de Zoug par exemple pratique une imposition de 14%, alors que Zürich, qui se situe à 30 minutes, est à plus de 20%. Pourquoi toutes les banques et assurances sont à Zürich et pas à Zoug? Parce que le taux d’imposition n’est de loin pas le seul élément qui compte. Cette campagne est une insulte pour les salariés. Ce sont eux qui font la compétitivité de la Suisse, pas ses impôts.

Au final, avec tous les outils introduits dans la réforme, et en cas d’acceptation de celle-ci, les entreprises qui bénéficiaient de statuts spéciaux paieront plus d’impôts ou non?

A mon avis elles vont payer plus ou moins le même montant, mais c’est très difficile à dire car les chiffres concernant leur imposition actuelle ne sont pas publics, tout est secret.

Pour l’ensemble des entreprises les déductions fiscales seront limitées à 80% du bénéfice imposable. Cela représente un garde-fou selon les partisans de la réforme….
Un rabais de 80%, c’est beaucoup trop. Les privilèges introduits par le parlement sont graves. Il y a plusieurs possibilités de déductions pour des dépenses qui n’ont pas été faites, notamment en lien avec la recherche et le développement. Si on a quelques collaborateurs qui travaillent en informatique par exemple, il sera possible dans le futur de déduire leurs salaires à hauteur de 150%. Il sera aussi possible de déduire des intérêts que l’entreprise n’a pas payés. Cela va coûter très cher. Berne et Zürich par exemple ont estimé que les déductions liées à la recherche et au développement amputeront leurs ressources fiscales de 5 à 15%.

Partisans et opposants brandissent le risque d’une perte d’emplois. Qui faut-il croire?

Si la RIEIII est refusée, rien ne va changer. Et il y aura le temps, l’OCDE l’a admis, de faire une révision mieux équilibrée. Nous sommes favorables à l’abolition des statuts spéciaux, mais le projet actuel ne fait que remplacer les privilèges actuels par de nouveaux privilèges.