Regarder la presse mourir à petit feu

Médias • La presse romande souffre, mais la question d’une aide publique directe demeure un tabou en Suisse et les éditeurs ne semblent pas disposés à investir dans la mission trop peu rentable du service à la démocratie.

Moins de 2 ans après avoir réuni au sein d’une même «Newsroom» différents titres, parmi lesquels Le Temps, et l’Hebdo, Ringier Axel Springer (RAS) annonçait lundi la cessation de parution de l’Hebdo, invoquant «le recul incessant des recettes publicitaires et des ventes et un contexte économique aux perspectives défavorables».

La mesure devrait toucher 37 personnes, précise le communiqué, soit bien plus que le nombre de journalistes employés par l’Hebdo, qui se monte à 15. Les deux titres seront ainsi concernés, ceci alors même que l’éditeur annonce que «les fonds dégagés par la suppression de l’Hebdo seront affectés à l’extension du quotidien de référence Le Temps»…. de fait, un investissement dans un supplément qui a tout l’air d’un attrape publicité, (T), et dans une «activité de conférences», selon les informations disponibles. «Ce qui est annoncé, c’est la troisième restructuration du Temps en cinq ans», dénonce ainsi Michel Danthe, président de la société des rédacteurs et employés, interrogé par Le Courrier. Pour rappel, il y a quelques mois, Tamedia, annonçait 24 licenciements à 24Heures et à la Tribune de Genève.

Scier la branche sur laquelle on est assis
«C’est une honte pour un grand groupe comme Ringier Axel Springer de mettre à la porte 37 personnes», écrit l’association professionnelle de journalistes Impressum dans un communiqué, dénonçant «une perte incommensurable pour la diversité et la qualité de la presse régionale en Suisse Romande». «A-t-on donné suffisamment de temps à ce projet de Newsroom pour faire ses preuves sur le plan économique?», s’interroge Urs Thalmann, son directeur, manifestant ses doutes quant à la décision prise, alors que l’éditeur, de son côté, assure avoir «tout essayé» et qu’il «n’y a pas d’alternative».

S’il admet qu’il devient difficile de capter des recettes publicitaires, Urs Thalmann estime que «si les éditeurs accordaient une importance première au rôle de la presse pour la démocratie, ils trouveraient les moyens de la financer, notamment via les bénéfices réalisés dans d’autres secteurs du groupe». Du côté de Syndicom, on ajoute qu’«en développant la publicité sur le net à bas coût et en refusant de réinvestir les bénéfices générés par l’activité commerciale dans le online pour développer la presse écrite, ces deux éditeurs (Tamedia et Ringier, ndlr) ont mis en place la cannibalisation de leurs propres titres print».

«Les éditeurs ne doivent pas considérer les journaux comme de simples produits destinés à faire de la marge. Ils ont une responsabilité sociale. Il faut se rendre compte que l’affaiblissement de la presse, c’est l’affaiblissement de la démocratie», dénonce encore Christian Campiche, président d’Impressum.

Faute de sensibilité apparente desdits éditeurs à cette mission, la question d’une aide publique directe à la presse – celle-ci est actuellement soutenue de façon indirecte via une subvention aux tarifs postaux – devrait être débattue, estime Impressum, alors que le Syndicat Suisse des Mass media (SSM) communique que «la formation des opinions est une tâche de la démocratie que le pouvoir politique doit garantir par des mesures volontaristes. Il est temps de s’y atteler». Mais voilà, toute forme d’intervention étatique représente un immense tabou chez les éditeurs et même de nombreux journalistes. Parce qu’elle n’inciterait prétendument pas à l’innovation, mais surtout sous prétexte d’interférence avec l’indépendance journalistique.

«Nous ne constatons pas plus de plaintes relatives à l’indépendance rédactionnelle de la part de journalistes du service public (SSR) que des médias privés, où la différence entre travail journalistique et publicitaire devient de plus en plus floue avec le développement du publireportage ou du native advertising (publicité intégrée au flux de contenu éditorial d’un site média et de forme similaire à celui-ci, ndlr)», constate toutefois Urs Thalmann, pour qui «un modèle de cofinancement bien fait ne porterait pas atteinte à la liberté de la presse». «Mais les grandes entreprises de presse craignent une ingérence de l’Etat dans leur liberté entrepreneuriale», commente-t-il.

Ni aide à la presse ni investissements croisés
Hasard du calendrier, il y a deux semaines, le centre d’évaluation des choix technologiques (TA-Swiss), centre de compétence des académies suisses des sciences, publiait une étude soulignant le caractère indispensable des médias indépendants pour la démocratie. Face aux difficultés du secteur, il appelait à instaurer un plan d’action de toute urgence, alertant sur le fait qu’«une attente passive mènerait à d’autres mesures d’économies et à des processus de concentration».

Parmi les propositions citées, une aide plus directe de l’Etat s’inspirant de celle existant dans les pays scandinaves. En 2013, le Parti socialiste avait lui aussi proposé sans grand succès un plan d’aide aux médias visant à maintenir un «système médiatique compatible avec la démocratie», et récemment, des voix se sont fait entendre à nouveau en faveur d’un soutien public à la presse, notamment chez les Verts et le PS.

Si la question d’une éventuelle reprise de l’Hebdo a été évoquée, même si elle ne sera probablement pas acceptée par l’éditeur qui a tout intérêt à éviter des concurrents, mener une réelle réflexion semble urgent. La partie, toutefois, n’est pas gagnée. Cité récemment par le Temps, un représentant de Tamedia affirmait ainsi catégoriquement que «le financement des médias par nos plateformes de petites annonces ou via un subventionnement étatique ne serait pas durable et dangereux en matière d’indépendance des médias». En gros, regardons la presse mourir à petit feu, et surtout n’agissons pas!