«L’austérité remplit son objectif de transférer les richesses du bas vers le haut»

Interview • La présidente d’honneur de l’association altermondialiste Attac, Susan George analyse les premières décisions de Donald Trump, plaide pour une meilleure taxation des multinationales, et appelle à une mobilisation de la gauche sur ses idées. (Propos recueillis par Marina Estévez Torreblanca, paru dans le journal www.Eldiario.es)

En 2018, ATTAC fêtera ses 20 ans. Né en France comme un groupe de pression en faveur de l’introduction d’une taxe sur les transactions financières internationales (avec la taxe Tobin), son but est d’organiser la société civile pour «mettre un frein à la dictature des pouvoirs économiques, exercée à travers les mécanismes du marché». A la fin janvier, Madrid a accueilli une réunion d’Attac international à laquelle a participé sa présidente d’honneur, Susan George. Cette philosophe et analyste politique lucide née en Ohio il y a 82 ans est l’auteure de la célèbre dystopie «Le Rapport Lugano».

Comment les récentes décisions de Donald Trump de sortir de différents traités commerciaux internationaux affecteront-elle le commerce international?

Susan George Je suis enchantée que Trump se soit débarrassé du Traité transpacifique (TTP) et j’espère qu’il le fera aussi avec l’équivalent transatlantique (TTIP). Je crois qu’il retirera les USA de ce traité, parce qu’il a dit qu’il souhaitait établir des accords bilatéraux. S’il se retire de ces deux grands accords, je ne crois pas que cela portera préjudice au commerce mondial dans l’absolu, puisqu’il ne s’agissait pas vraiment de commerce, mais plutôt de donner plus de privilèges aux grandes sociétés transnationales. Si des accords bilatéraux sont conclus, cela pourrait même être bénéfique. Je ne dis pas que toutes les décisions économiques de Trump sont positives, mais vous m’avez interrogé sur la question du commerce…

Il y a eu récemment une succession de révélations relatives à l’évasion fiscale, comme par exemple les Panama Papers. Comment voyez-vous cette nouvelle forme de dénonciation des excès des entreprises?
Ces révélations sont très positives. Les journalistes font véritablement leur travail. Des centaines de milliers de personnes peuvent maintenant mieux comprendre ce qu’est un paradis fiscal, comment il fonctionne, et comment l’argent qui appartient aux citoyens est volé. La majorité de la population ne savait rien de tout cela avant que cela ne soit publié dans les journaux. Grâce aux fuites comme celle des Panama Papers, beaucoup plus de gens savent qu’on les a volés directement, de l’argent qui manque à leurs hôpitaux, leurs transports publics, etc..

Une des raisons des inégalités est justement que les multinationales ne paient pas tous les impôts qu’elles devraient payer…
Un ami à moi est inspecteur des impôts à la retraite, et je lui ai posé cette question il y a plusieurs années: «Est-ce que les transnationales paient tous les impôts qu’elles doivent payer?». Il m’a répondu: «Elles paient toujours quelque chose, mais elles paient ce qu’elles veulent payer». Elles devraient rendre public, dans chaque pays où elles sont actives, le volume de leurs ventes et quels sont leurs bénéfices, combien de personnes elles emploient, etc. On pourrait ainsi décider combien elles devraient payer d’impôts. Cela ne serait pas si difficile et cela résoudrait beaucoup de choses, mais nous n’avons pas les instruments légaux adéquats pour cela. Et Trump va probablement faire en sorte que cela continue comme ça.

Plusieurs pays ont affirmé qu’ils seraient disposés à mettre en place une taxe sur les transactions financières internationales, une sorte de taxe Tobin comme celle défendue par ATTAC. D’après vous, ce scénario est possible?
Malheureusement, c’est la France qui a empêché que cette taxe soit implantée par le passé. Mais cela me semble très positif que des pays comme l’Espagne se soient prononcés en faveur d’une telle mesure. A un moment donné, il faudra mettre en œuvre ce type de mesure. On en revient à la question de nos économies qui sont volées. Une fois que les personnes en sont informées, elles pensent que leur argent peut être dépensé de meilleure façon qu’en allant dans la poche des plus riches du monde.

C’est pour cela que l’information est très importante. Quand j’ai commencé l’activisme et la politique, nous luttions contre la guerre du Vietnam. Les gens pouvaient être d’accord ou non, mais ils savaient de quoi on parlait. Aujourd’hui en revanche, les réponses sont plus longues et complexes. C’est pour cela que l’information est très importante et qu’il faut continuer à la répéter sans cesse.

Les inégalités augmentent, mais nos gouvernements parlent d’augmentation du PIB. Peut-on dire que la crise économique fait partie du passé?
Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une crise. Une crise est quelque chose de terminal, cela signifie que tu ne vas pas te remettre ou que tu vas mourir, mais cela ne dure pas presque dix ans. Nous n’avons pas affaire à une crise, mais à une maladie liée aux politiques économiques actuelles. En réalité, l’austérité remplit très bien l’objectif pour lequel elle a été imaginée: transférer la richesse de bas en haut, soit des plus pauvres vers les plus riches.

Certains disent que le chômage est créé par les gouvernements et les puissants pour maintenir les gens dans la peur, pour qu’ils ne se rebellent pas. Qu’en pensez-vous?
Je ne sais pas si cette peur est créée délibérément. Tony Benn (un éminent député travailliste britannique, décédé en 2014), a dit une fois dans une conférence que «la peur est la discipline de l’économie capitaliste ». C’est une façon très élégante de le dire. Si les gouvernements parient dessus, ça, je ne le sais pas, car il est évident qu’ils auraient beaucoup plus de succès et seraient réélus s’ils luttaient contre les inégalités que nous vivons dans nos pays.

Au milieu des années 70, en Europe, les revenus du travail étaient de 70% et ceux du capital de 30%. Aujourd’hui, les revenus du travail sont de 60% et ceux du capital de 40%. Les travailleurs ont donc perdu 10% de richesse. A l’échelle du PIB européen, 10% c’est quelque chose comme 1600 milliards. C’est beaucoup d’argent qui ne va pas aller dans la consommation et dans les investissements européens, et sur lequel aucun impôt ne sera payé.
Ce n’est pas un mystère que ces dernières années, les gens ont moins d’argent à dépenser, manquent d’argent.

Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un mode de pensée économique, l’austérité, qui est erroné, mais qui est devenu la Bible. Et pour convaincre de la justesse de cette pensée, d’énormes investissements sont effectués dans des think tanks, des livres, des articles, des tribunes universitaires, des juges et toutes sortes d’instituts, etc…

Dans les années 20, Gramsci disait déjà: «tu peux gagner par la violence ou par les esprits. Et pour faire cela, tu dois utiliser les institutions ». C’est ce que la gauche n’a pas compris, contrairement à la droite. La gauche croit que ses idées (nous sommes généreux, nous sommes sympathiques, nous défendons les droits humains) sont tellement géniales qu’il n’y a pas besoin de les défendre Mais le problème, c’est que la droite a réussi à cadrer ces questions, en convainquant les gens que «s’ils n’ont pas de travail et qu’ils sont pauvres, c’est de leur faute. Ils ne sont pas bien organisés et méritent ce qu’ils ont». Ce message a été en grande partie intériorisé.


Comment cela se manifeste-t-il?

Certaines personnes se révoltent maintenant, mais la majorité vote contre ses intérêts, elle vote Trump. L’entier de son cabinet provient de grandes entreprises. Quand les gens ordinaires votent cela, ils croient que c’est dans leur intérêt. Dans le cas du Brexit également, je pense que les gens ordinaires ont une fausse idée de ce qui va se passer. Les lois britanniques sont pires que les lois européennes en ce qui concerne le salaire minimum, les heures supplémentaires, etc. Par rapport à certains aspects sociaux, la situation sera pire, mais ils ont voté probablement par peur de l’immigration, même s’ils se trompent.

(Traduction JMr)