Comment le KKE fut coupé en deux

Livre • Le Genevois Nikos Papadatos sort un livre magistral sur l’histoire du parti communiste grec qui s’est scindé en deux à l’époque de mai 68 et du Printemps de Prague. (par Christophe Chiclet, paru dans Recherches Internationales)

L’histoire du mouvement ouvrier grec en général et du Parti communiste de Grèce (KKE) en particulier est très peu connue. Peu de livres et d’articles en français sont consacrés à ce sujet. En France, il s’agit du deuxième livre sur l’histoire du KKE, le premier ayant été publié en 1987 (Les communistes grecs dans la guerre, histoire du Parti communiste de Grèce de 1940 à 1950). L’ouvrage de Papadatos est donc le successeur de cette première recherche historique. Avec cette publication, il vient d’apporter sa pierre, et quelle pierre précieuse, à cette connaissance historique. Ce livre constitue une version modifiée et raccourcie de la thèse soutenue en novembre 2014 au département d’histoire générale de l’université de Genève par l’auteur, actuellement chercheur associé au Global Studies Institute de l’université de Genève.

Une guerre pas froide mais brûlante
Comment comprendre la prise du pouvoir à Athènes en 2015 par la gauche radicale du parti Syriza, dirigé par Alexis Tsipras, sans connaître les aléas et les évolutions du KKE depuis 1949 et sa défaite militaire d’août, jusqu’à la scission de février 1968 et la fondation du Parti communiste de Grèce de l’intérieur (KKE-es). Les dirigeants de Syriza sont en grande partie les héritiers des fondateurs du KKE-es, dissous en 1987.

C’est de cette matrice antistalinienne et antibrejnévienne qu’une partie des communistes grecs vont pouvoir faire leur aggiornamento, se débarrassant des vieux oripeaux de l’autoritarisme marxiste et des cicatrices de la guerre froide. À noter que les prodromes de cette guerre froide se sont déroulés en Grèce dès mars 1946 lorsque la troisième guerre civile a éclaté, un an avant la doctrine Truman et le plan Marshall. Et sur le sol ensanglanté d’une Grèce martyre, la guerre ne fut pas froide, mais brûlante et tragique, ajoutant des dizaines de milliers de morts aux centaines de milliers de la triple occupation germano-italobulgare d’avril 1941 à novembre 1944. Guerres civiles qui vont couper en deux camps irréconciliables les Grecs pendant plusieurs décennies, tant dans le pays comme en exil, à l’instar de l’Espagne franquiste.

Depuis les années 1990, les archives se sont ouvertes dans l’ex- URSS et dans les anciennes démocraties populaires. C’est aussi l’époque où le gouvernement grec prend enfin conscience de l’importance d’organiser et de classifier ses propres fonds d’archives. En effet, jusque dans les années 1980, les archives officielles grecques sur la période de la résistance et de la guerre civile (affaires étrangères, armée…) étaient fermées, non classées, moisissant dans des caves, mangées par les rats et l’humidité. À l’époque, les rares chercheurs ne pouvaient guère que faire une «chasse au trésor» parmi les petites archives personnelles souvent conservées et cachées par des militants communistes, trotskystes, socialistes.

L’auteur a donc entrepris un travail de titan, d’abord dans les archives grecques, mais aussi et surtout dans une partie des archives soviétiques (certaines sont encore fermées et/ou ouvertes à des centres de recherches américains qui ont les moyens de payer les nouveaux droits d’entrée) et des archives roumaines. En effet, c’est à Bucarest qu’a eu lieu la scission de février 1968 avec l’aide précieuse pour les scissionnistes de Ceaucescu, le «Danube de la pensée», le «génie des Carpates».

Un travail de fourmi
Grâce à ce travail de fourmi, l’auteur a pu améliorer et affiner l’analyse de quelques historiens précurseurs qui avaient mis à mal l’historiographie officielle de chercheurs proches de la direction du KKE à la fin des années 1980. Pour ces derniers, l’ancien secrétaire général du parti, Nikos Zachariadis était le «méchant stalinien» qui avait conduit le parti à la défaite en 1949 et le général Markos, le chef de l’armée démocratique de Grèce de 1946 à 1948, le «gentil titiste». Force est de constater que suite aux travaux de Nikos Papadatos, basés sur de nouvelles sources et agrémentés d’une analyse d’une précision chirurgicale, les choses furent fort différentes. Zachariadis a tout fait pour tenter la voie grecque vers le socialisme, plus proche du titisme que du stalinisme ; une expérience réussie par Tito en 1948, mais ratée par les Tchécoslovaques en 1968.

L’expérience zachariadiste ne pouvait réussir, coincée par la reprise en main politico-militaire du pays par les Américains et la volonté de Staline de ne pas voir l’émergence d’un «soustitisme grec», qui n’aurait fait qu’augmenter la puissance de Tito. C’est dans ce contexte que le Parti communiste de Grèce a fini par imploser et se couper en deux. Et dans sa conclusion, l’auteur précise avec raison: «Nous soutenons que, contrairement à une thèse répandue, l’eurocommunisme n’était pas à l’origine de la scission».

Nikos Papadatos. Les communistes grecs et l’Union soviétique. Histoire de la scission du Parti communiste de Grèce (1949-1968) (L’Harmattan, Paris, 2016, 444 p.)
Paru dans Recherches internationales