Il y a 100 ans, la Révolution

Commémoration • Après l’écrasement sanguinaire de la révolution de 1905 par le tsar Nicolas II, des manifestations populaires mettent fin au régime impérial en février 1917, avant la prise du pouvoir définitive par les bolcheviks de Lénine et Trotski en octobre.

Le tableau du peintre Konstantin Yuon(1875-1958), Nouvelle planète, veut témoigner de la dimension «cosmogonique» de la révolution d’octobre.

En 1917, la Première Guerre mondiale allait être fatale pour l’autocratie pluriséculaire des tsars. C’est que le vieil empire tsariste est rongé par des contradictions insolubles depuis que le capitalisme s’est développé dans le pays. Avec l’essor de l’industrie dans les grandes villes comme Pétrograd (aujourd’hui Saint-Pétersbourg) est apparue une classe ouvrière, minoritaire par rapport à la population totale du pays, mais majoritairement concentrée dans de grandes unités de production, organisée et combative. Ni le despotisme brutal, ni une censure féroce n’empêchent la montée des luttes ouvrières, pas plus que la diffusion des idées révolutionnaires en Russie.

Malgré une répression impitoyable, des partis politiques prônant le renversement de la monarchie absolue sont nés et se sont structurés à l’échelle du pays: le parti constitutionnel démocrate (KD, le parti de la bourgeoisie libérale), le parti socialiste-révolutionnaire (SR parti se revendiquant de la tradition des «narodniks», les «populistes» russes), et enfin un parti véritablement marxiste, le Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR), bientôt scindé en mencheviks (minoritaires, réformistes) et bolcheviks (devenus majoritaires dès 1903 et le IIème Congrès du POSDR, révolutionnaires).

Le «dimanche sanglant» de 1905

Le 9 janvier 1905, à Saint-Pétersbourg, l’armée tire sur une grande manifestation de 140’000 grévistes venus adresser leurs doléances à l’empereur Nicolas II. C’est le «dimanche sanglant». La confiance qu’une partie du peuple russe vouait encore au tsar est anéantie à tout jamais. S’ensuit la première révolution russe. Des grèves massives éclatent dans tout le pays. Moscou se couvre de barricades. Pour la première fois, se constituent des Soviets (conseils) d’ouvriers et de paysans, formes de démocratie nouvelle, qui prennent la tête de la lutte.

Si cette révolution est écrasée dans le sang, rien ne va plus pouvoir être comme avant. La classe ouvrière a fait un pas en avant décisif dans son auto-organisation politique. Et le régime est contraint à quelques concessions, et doit même instituer un semblant de parlement, la Douma d’Etat. Les premières élections donnent sans surprise une large majorité aux partis d’opposition. Après deux dissolutions et un bricolage de la loi électorale, Nicolas II obtient finalement une Douma moins remuante, mais la chute du régime n’est dès lors plus qu’une affaire de temps.

La Révolution de février met fin à la dynastie des Romanov

Comme bien d’autres Etats capitalistes, l’empire tsariste tente alors de résoudre ses contradictions internes en se lançant dans la Première Guerre mondiale. C’est là la dernière erreur du régime. La propagande officielle a promis au peuple une victoire éclatante et rapide, mais, au lieu de cela, la guerre s’éternise, et, malgré quelques succès militaires, elle se révèle ruineuse, tant en vies humaines qu’économiquement, et globalement intenable pour le pays. La guerre devient de plus en plus impopulaire, et les grèves et mobilisations politiques contre la poursuite des hostilités se multiplient, de même que les révoltes et désertions au sein de l’armée.

Ces luttes sont grandement facilitées par le fait que les travailleurs russes disposent d’un parti, le Parti bolchevik, devenu indépendant en 1912, qui n’a pas cédé aux sirènes de l’union sacrée au commencement de la guerre, n’a pas trahi ses principes, et pour cette raison est en position, contrairement à la plupart des partis de la désormais de facto défunte IIème Internationale, de diriger la lutte révolutionnaire. Ces mobilisations vont alors avoir raison du régime. Le 23 février 1917 éclate une grande grève de femmes ouvrières du textile à Petrograd, devenant bientôt grève générale. Le tsar ordonne à l’armée de tirer sur la foule. Mais celle-ci passe massivement du côté des insurgés. Le 27 février, le Soviet des députés ouvriers et des soldats de Petrograd entre en fonction au Palais de Tauride. Il aurait pu prendre le pouvoir s’il l’avait voulu. Mais il est contrôlé par les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, acquis au dogme selon lequel la révolution contre le tsarisme ne peut être que bourgeoise, et donc conduite par la bourgeoisie et débouchant sur une démocratie bourgeoise.

De leur côté, tous les groupes parlementaires présents à la Douma, mis à part l’extrême-droite monarchiste, mencheviks et SR compris, s’entendent dans la nuit du 27 au 28 février pour former un Comité provisoire de la Douma d’Etat, qui doit se substituer au pouvoir tsariste à la dérive. Le 2 mars, un gouvernement provisoire, sous la direction du prince Lvov, représentant du KD, est formé. Le 3 mars, le tsar Nicolas II, de plus en plus isolé, abdique pour lui et pour son fils au bénéfice de son frère, le grand-duc Michel, qui abdique à son tour quelques jours plus tard. Le trône est désormais vacant. La dynastie des Romanov, qui a régné sur la Russie pendant trois siècles, est tombée. Le 27 mars 1917, Lénine quitte la Suisse, où il avait vécu comme réfugié politique, pour prendre la direction de la lutte révolutionnaire en Russie.

Le double pouvoir des soviets et des gouvernements provisoires
La Russie est désormais une république démocratique bourgeoise, selon les mots de Lénine provisoirement le «pays le plus libre d’Europe» (dans la mesure où le gouvernement provisoire n’était pas en mesure de maintenir un état d’urgence strict comme dans les autres pays belligérants). Elle dispose même rapidement d’un gouvernement «de gauche», présidé dès juillet par le SR Alexandre Kerenski. Cet état de fait ne résout en rien les problèmes du pays, ni ne satisfait les aspirations de son peuple.

Malgré les promesses démagogiques des mencheviks et des SR, le gouvernement provisoire n’a l’intention de n’en satisfaire aucune. On a auparavant promis la paix, mais désormais le gouvernement annonce son intention de poursuivre la guerre «jusqu’à la victoire». L’économie du pays est en ruines, la famine menace, les ouvriers sont réduits à l’extrême misère. Et le gouvernement n’a l’intention de rien faire qui puisse y remédier. Il n’a pas plus l’intention de procéder à une réforme agraire, pourtant principale revendication des paysans…et slogan phare des SR avant la révolution.

Parallèlement, s’est créée dans le pays une situation de double pouvoir. Officiellement le gouvernement provisoire est à la tête du pays. Mais de fait son pouvoir est bancal, ne s’appuyant que sur un appareil d’Etat hérité du tsarisme et en pleine décomposition. Ce gouvernement provisoire ne peut tenir que tant que l’autre pouvoir présent au sein du pays l’accepte: les Soviets des députés ouvriers, paysans et des soldats, qui ont une base sociale réelle dans le peuple comme dans la plus grande partie de l’armée. Toutefois, les Soviets sont au début contrôlés majoritairement par les mencheviks et les SR, qui s’obstinent à faire entrer de force la révolution dans le carcan étroit de la légalité bourgeoise. Ils paralysent donc l’action des Soviets, et aident le gouvernement provisoire à se maintenir.

Les bolcheviks militent dès avril alors pour le mot d’ordre «Tout le pouvoir aux Soviets!», ce qui aurait permis un passage rapide du pouvoir aux mains des ouvriers et des paysans et une démocratie populaire reposant sur la coexistence entre plusieurs partis favorables au socialisme. Si, malgré des appels réitérés de Lénine en ce sens, ce scénario ne s’est pas concrétisé, c’est entièrement du fait de la politique des mencheviks et des SR, qui ont objectivement tourné le dos à leurs thèses révolutionnaires, et cherchent à tout prix la collaboration avec la bourgeoisie.

Une telle situation ne peut pas durer. Le 3 juillet, le gouvernement provisoire, avec l’appui des leaders mencheviks et SR, fait tirer les troupes qui lui sont fidèles sur un meeting bolchevik contre la guerre, faisant près de 400 morts et blessés. Il essaie également de faire arrêter Lénine pour «haute trahison», en vain. La bourgeoisie toutefois ne peut pas se satisfaire d’un gouvernement provisoire, dont le pouvoir est faible et place alors tous ses espoirs dans une dictature militaire. Le coup d’Etat raté du général Lavr Kornilov le 27 août, qui n’échoue que grâce aux efforts des bolcheviks pour mobiliser les ouvriers de Petrograd, n’annonce que trop bien l’issue inévitable d’une poursuite du mandat de Kerenski. Une insurrection est désormais urgente et nécessaire, pour le salut même de la révolution.

Le gouvernement provisoire tente de s’y opposer, mais ne peut l’empêcher. Il est renversé durant la nuit du 25 au 26 octobre. La capitale est désormais aux mains des troupes révolutionnaires, acquises aux bolcheviks. Le 26 octobre, s’ouvrait le IIème Congrès panrusse des Soviets, où les bolcheviks sont cette fois-ci majoritaires. Le Congrès adopta un Décret sur la paix, annonçant la résolution de signer la paix sans délai et à des conditions équitables pour tous les peuples, et un Décret sur la terre, transmettant toute la terre au peuple sans compensation.

Il élit également un Conseil des commissaires des peuples, le premier gouvernement révolutionnaire de Russie, avec Lénine à sa tête. La révolution s’étend rapidement à la plus grande partie du pays, non sans combattre souvent, parfois sans rencontrer de résistance. Au début du mois de juillet 1918, le Vème Congrès panrusse des Soviets adoptait la première constitution de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFR), posant les bases du pouvoir ouvrier et paysan et du socialisme. Le premier Etat ouvrier et paysan de l’histoire était officiellement né.

Alexandre Eniline, avec la rédaction