L’humour libérateur du poète Norge

Il existe chez beaucoup de poètes une forte présence de l'humour, remède aux soucis de l'existence.

Il existe chez beaucoup de poètes une forte présence de l’humour, remède aux soucis de l’existence.

L’humour permet de se détendre face aux soucis de l’existence. Il est d’un grand secours même en cas de catastrophes. Si, par sa sensibilité et son imagination, l’homme est particulièrement exposé à la souffrance, la conscience et l’imagination lui permettent aussi le remède de l’humour.

En effet, l’humour repose sur la capacité d’envisager par l’imagination une autre situation que celle qui nous est imposée. Il fait penser à la conception d’Héraclite pour qui « c’est la maladie qui rend la santé agréable ; le mal qui engendre le bien ; c’est la faim qui fait désirer la satiété, et la fatigue le repos ». Ainsi, il est possible à l’homme d’affronter la maladie en regardant vers la santé, la faim en regardant vers la satiété, le mal en regardant le bien, car les deux réalités existent et l’on peut par l’imagination passer de l’une à l’autre. L’humour est une des façons de faire ce passage (une autre étant l’esprit d’utopie). L’humour intervient quand on n’est pas en mesure d’agir pour modifier les choses ; il est un premier stade de résistance, mais terriblement efficace. On peut citer le mot rapporté par Freud du condamné à mort devant être exécuté le lundi qui dit : « Eh bien, la semaine commence bien ». Au lieu d’être écrasé par la mort qui va venir, sans pouvoir y échapper, il imagine une autre situation, celle où la semaine continue, et se logeant dans cette possibilité, il se libère par l’humour (noir). On peut exprimer cela d’une autre façon en suivant la sagesse des Sioux pour qui selon Elan Noir, « La vérité vient dans le monde avec deux visages. L’un est triste avec la souffrance, et l’autre rit ; mais c’est le même visage, riant ou pleurant » (trad. par nos soins). C’est ce double visage des choses qui nous permet de rire même des situations les plus accablantes.

Il existe chez beaucoup de poètes une forte présence de l’humour. Je citerai ici le cas de Norge (1898-1990), né en Belgique et établi comme antiquaire à Saint-Paul-de-Vence en 1954. Il nous offre dans divers recueils publiés dès les années 1920 un festival de poèmes traitant de presque tous les sujets rencontrés dans la vie, sujets qui sont souvent pour nous cause de problèmes et de peines. Constamment, la distance de l’humour permet de regarder de plus loin la réalité douloureuse. Norge sait rire de lui-même, ce qui est fondamental : ainsi dans Chut, il écrit : « Poète, et que ta détresse / Chantonne ! / Car ton vrai mal n’intéresse / Personne ». Face aux conformistes, Un pays montre du doigt ces gens contents d’un pays parce que « (l)a neige était blanche et les arbres étaient verts », parce qu’on y trouve « (b)on climat, bon esprit, bon esprit, bonnes mœurs », et « (p)as de mouches. (Peu de mouches.) » Face à l’esprit de système qui veut tout classer, dans L’ordre, il nous dit : « Je mets beaucoup d’ordre dans mes idées. Ça ne va pas tout seul. Il y a des idées qui ne supportent pas l’ordre et qui préfèrent crever. A la fin, j’ai beaucoup d’ordre et presque plus d’idées. » Comment mieux réagir à la xénophobie que dans Ennemis, où un langage décalé désamorce en la ridiculisant la dureté du rejet des autres ? « Toi, t’es bien d’un autre village. / T’as pas les mêm’ sabots que nous. / Sur ton épaul’ c’est du plumage / Et nous aut’ on a du burnous. /…/ Toi, t’es pas de notre village ; / On peut bien l’dir’ : ton salivage / on en a marre, on est à bout. / Donc, faudra qu’on passe aux carnages : / I’rest’ plus qu’à s’rentrer dans l’chou. » Et quel déni à la guerre que la logique inversée de Stratégie ? « Nos guerriers combattront jusqu’à la dernière minute. Nos glaives sont garantis pur fruit pur sucre… Vive l’ennemi ! Qu’il entre : il y aura quelqu’un pour garder la maison et on pourra aller se promener à la campagne. » Dans Simple, l’inquiétude métaphysique est réévaluée (et relativisée) à travers des hommes coupés de diverses manières : « Non, rien ne consolait l’homme coupé en deux […] jusqu’au jour où il rencontra l’homme coupé en trois. Et ainsi de suite. » Et la construction d’un mur contre la peur dans Poltron passe par une accumulation de mots inattendus : « C’est pas tant la peur du tonnerre / Avec son grand zigzag, / C’est pas tant la peur des années / Avec leur grand zodiaque /… / C’est surtout la peur ordinaire,/ C’est surtout la peur de la peur / Avec son bric-à-brac ». Pour révéler certains défauts de la justice, L’innocent montre un juge qui ne cache pas ses sentiments sous de grands principes : « (L’accusé dit 🙂 Puisque c’ t’ainsi, faut que j’te l’crache : / Eh bien oui, c’est moi qu’a fait l’coup. / (Le juge répond 🙂 – C’est vrai ? dit l’ jug’ t’es un’ bell’ vache, / J’ l’aurais pas cru, mais moi, j’ m’en fous… » Norge, diront certains, prend bien à la légère des choses très graves : mais il fait voir ces choses graves d’une manière nouvelle, puisée dans le possible que nous mettons à la place d’une réalité morose ; et ce possible nous libère du sérieux qui rend prisonnier d’une situation qu’on croit ne pas pouvoir changer.

L’humour est le premier pas pour se désengager de la lourdeur du quotidien. Purifié par lui, on peut en rester résigné, mais on pourra aussi parfois aller plus loin par l’action…


Lire Norge, Poésies 1923-1988, éd. Gallimard, 1990.