Pour le respect des religions et la liberté d’expression

la chronique de jean-marie meilland • Il est aujourd’hui essentiel d’adopter face à l’islam une position claire : il s’agit de rejeter sans réserve l’islamophobie, nouvelle mouture du racisme, mais il s’agit aussi de défendre sans réserve nos valeurs de liberté de pensée et d’expression. Face aux xénophobes, il peut être louable, au nom du respect des autres, de soutenir les...

Il est aujourd’hui essentiel d’adopter face à l’islam une position claire : il s’agit de rejeter sans réserve l’islamophobie, nouvelle mouture du racisme, mais il s’agit aussi de défendre sans réserve nos valeurs de liberté de pensée et d’expression.

Face aux xénophobes, il peut être louable, au nom du respect des autres, de soutenir les musulmans qui réclament l’interdiction de textes ou de dessins insultant leurs croyances. Mais un examen plus attentif demande une autre attitude.

Notre société, à travers de nombreuses luttes, est en effet parvenue à des conclusions dont la valeur est grande. La laïcité, d’abord, implique une séparation radicale entre d’une part les institutions de l’Etat et d’autre part tout type de religion.

Cela signifie que l’Etat n’a pas à intervenir pour juger des valeurs des religions, qu’il ne doit ni les combattre, ni les promouvoir. S’il a parfois à intervenir dans des affaires concernant les religions, c’est seulement lorsque les intérêts de certains citoyens sont lésés ou lorsque l’ordre public est gravement menacé.

De plus, notre culture a adopté comme l’un de ses principes clés les libertés de pensée et d’expression. Ces libertés, après bien des péripéties, mettent au même niveau toutes les idées, qu’elles soient philosophiques, morales, politiques ou religieuses. Elles consistent à admettre l’adoption et l’expression de ces idées, qu’elles soient intelligentes ou stupides, utiles ou inutiles, avec comme seules limites l’atteinte diffamatoire aux personnes et l’incitation à la haine contre des groupes humains, dont les membres sont ainsi atteints dans leur dignité et peuvent même parfois être menacés dans leur vie, comme le passé l’a montré. Notre culture ne considère pas que la critique, même stupide, adressée à des idées religieuses, est une atteinte aux personnes, ni qu’elle représente, en elle-même, une incitation à la haine pour les membres des groupes religieux. Elle pense qu’il faut distinguer les personnes et les idées et croyances auxquelles elles adhèrent. Des attaques contre les idées, notamment religieuses, de quelqu’un, ne peuvent être envisagées comme des insultes à son égard.

On dira que cette conception est la nôtre et que par conséquent elle n’a pas à être imposée à ceux qui pensent autrement, qu’on n’a pas à dire « qu’ils n’ont pas à se sentir insultés ». C’est vrai, mais d’abord lorsque nous parlons de nos sociétés, de celles qui placent la laïcité et la défense des libertés parmi leurs valeurs fondamentales, il est évident qu’elles ont, à l’intérieur de leurs frontières, à défendre ces valeurs plutôt que d’autres.

Comme l’écrit Charles Taylor, « il y a quelque chose de maladroit à répondre simplement : « Ici, c’est comme ça ! » Il faut pourtant faire cette réponse dans des cas… où le « c’est comme ça » recouvre des questions comme le droit… de parler librement. » [1]

Et ensuite, même si dans d’autres régions d’autres valeurs ont cours, il est aussi tout à fait justifié, dans le débat d’idées auquel nous sommes attachés, de réaffirmer notre droit à combattre ces valeurs qui ne sont pas les nôtres et à aider ceux qui, dans ces régions, pensent comme nous. Car ce n’est tout de même pas un maigre résultat que dans nos pays, on ait cessé depuis 200 ans de se battre pour des motifs religieux. Bien sûr on s’est battu pour bien d’autres motifs et le but est de mettre fin à tous les conflits inutiles, mais qu’on ne se soit plus tué pour la religion semble bien un acquis majeur (en effet la violence d’origine religieuse a été l’une des plus meurtrières de l’histoire).

C’est ainsi qu’il me semble vraiment déplacé de songer à limiter la liberté d’expression touchant les questions religieuses (à moins bien sûr que, très exceptionnellement et très temporairement, il s’agisse d’éviter des violences). Nous devons militer avec la plus grande énergie pour la liberté et l’égalité des religions dans le cadre de la laïcité. Les musulmans, comme tous les autres croyants, doivent pouvoir pratiquer leur culte comme ils l’entendent, par exemple en construisant des mosquées et des minarets. Mais nous avons nos valeurs de liberté à préserver : en échange de la totale liberté de culte qui leur sera assurée, les musulmans (et tous les autres croyants) devront comprendre que des textes et des dessins, qui à leurs yeux insulteront parfois leur foi, continueront de paraître et d’être diffusés sans entrave.

Notre société défend le respect entre les visions différentes du monde. Notre société doit respecter les valeurs et pratiques religieuses. Mais en retour les religions doivent respecter les valeurs et pratiques de très grande liberté d’expression, parfois choquantes à leurs yeux, en usage dans les Etats laïcs.

Nul ne doit céder sur l’essentiel : et l’on ne voit surtout pas pourquoi ce seraient les laïcs qui devraient céder, comme intimidés, à l’intérieur des frontières des Etats laïcs.

C’est ainsi que nous lutterons résolument contre l’islamophobie, sans pour autant soutenir des formes conservatrices de religion.


[1] Multiculturalisme, différence et démocratie, Aubier 1994, Champs-Flammarion, p. 86.