Les ouvriers du Nord de la France et la politique

J’ai parlé dans une précédente chronique du Monde privé des ouvriers d’Olivier Schwartz. Ce livre, décrivant la vie des ouvriers des années 1980 dans une cité du Nord de la France fortement influencée par le Parti communiste français (PCF), ne traite pas de la dimension politique de la vie ouvrière. J’avais mentionné en note un...

J’ai parlé dans une précédente chronique du Monde privé des ouvriers d’Olivier Schwartz. Ce livre, décrivant la vie des ouvriers des années 1980 dans une cité du Nord de la France fortement influencée par le Parti communiste français (PCF), ne traite pas de la dimension politique de la vie ouvrière. J’avais mentionné en note un article consacré à ce thème rédigé par le même auteur pour la revue Politix, où il est revenu sur ses enquêtes concernant la vie privée pour en tirer certains éléments en rapport avec la politique. C’est cet article* remarquable que j’évoquerai aujourd’hui.

Dans la cité où il a vécu et enquêté, Olivier Schwartz distingue quatre types de personnes du point de vue politique : les abstentionnistes, les militants, ceux dont il dit qu’ils sont « en demande d’opium » et ceux qu’il range dans une « boîte noire ».

Pour les abstentionnistes qu’il cite d’abord, il les découvre spécialement chez les ouvriers peu qualifiés et précaires. S’ils ne participent pas à la vie politique, l’auteur nous dit que c’est ou par sentiment de ne pas maîtriser ce domaine, ou par scepticisme, ou par un sentiment d’exclusion. Quelqu’un affirme par exemple : « Moi, la politique, je m’en fous, ça sert à rien, ils disent tous la même chose ». Des personnes qui ont réussi peuvent aussi figurer dans ce groupe en préférant s’investir dans la vie privée et la consommation sans s’occuper de politique. Ce sont les abstentionnistes qui selon l’auteur risquent le plus de se tourner vers l’extrême droite.

Les militants (ici communistes) constituent un second type. On trouve chez eux, explique Olivier Schwartz, une rupture culturelle, rejetant l’abstentionnisme et la mise à l’écart. Les militants veulent se forger leur propre regard sur les choses, la politique n’est plus l’affaire des spécialistes. Ils pensent aussi pouvoir jouer un rôle de leaders du fait de leur expérience. Ils pensent que le militantisme joue un grand rôle pour leur émancipation personnelle. Militer est spécialement intéressant pour les femmes qui peuvent ainsi s’affirmer socialement. Le fait de pouvoir parler, s’expliquer, discuter est une caractéristique du militantisme. L’auteur cite également l’aspect complexe et global (religieux) de l’engagement politique et son rapport avec le rêve et l’utopie. Il souligne que le parti n’a pas toujours satisfait ce type d’aspirations. Il indique que l’hostilité au PS des militants communistes peut être le rejet d’un parti qui « trahit l’espérance ».

L’auteur classe dans les demandeurs d’opium ceux qu’à la suite d’un chômage durable, le PCF s’est mis à soutenir tout particulièrement en tant que parti des « plus pauvres ». Les chômeurs de longue durée se sont alors engagés dans le parti et dans la CGT pour regagner une légitimité, une identité remplaçant celles que leur procurait auparavant le travail. Ils ont obtenu des postes à responsabilités dans le parti. Olivier Schwartz parle du choc que cette évolution a produit dans l’élite des militants, attachés au travail dont ils étaient fiers et qui était la source de leur dignité. Ils ont eu l’impression que le parti changeait de base sociale, et ont pu être durs à l’égard de ceux jugés comme des « sous-prolétaires », dont ils comprenaient mal la valorisation. Olivier Schwartz dit que ces militants « historiques » n’ont pas quitté le parti, mais se sont éloignés de l’action politique.

Pour ceux qu’il loge dans la « boîte noire » (et qui sont peut-être dit-il les plus nombreux), Olivier Schwartz nous indique qu’ils appartiennent notamment aux « strates moyennes et supérieures de la classe ». Ils participent à la vie politique sans se dire politisés, ils restent prudents. Ils sont ceux dont on ne connaît pas les opinions politiques. Cela ne signifie pas qu’ils n’ont pas conscience de leur situation de classe et de la façon dont le système les exploite. Mais ils en concluent par exemple que leur situation, loin d’apporter une identité forte, est un handicap dont ils doivent tenter de libérer leurs enfants. Ils ne voient pas que des désavantages à cette société mobile dans laquelle certains peuvent réussir, et par conséquent ils ne militent pas dans les organisations censées répondre aux aspirations spécifiques de la classe ouvrière.

L’article d’Olivier Schwartz met en évidence des éléments importants que l’on peut retrouver dans tous les pays occidentaux. L’abstention et la dépolitisation marquent une classe ouvrière précarisée et divisée et qui se sent souvent oubliée ou méprisée par les politiciens ; la tentation du vote d’extrême droite est aussi souvent présente comme si cette nouvelle tendance protestataire était préservée des défauts des autres politiciens. Le besoin d’opium rappelle qu’un parti de gauche ne peut être le parti de l’aide sociale. La boîte noire évoque l’adhésion de nombreux salariés à des programmes politiques défendant les intérêts d’autres catégories et montre qu’il n’est pas rare, surtout dans notre société de compétition, qu’ils aspirent à rejoindre des classes plus favorisées. Quant aux analyses portant sur le militantisme, elles soulignent combien l’engagement apporte du point de vue humain et contribue à l’émancipation ; elles font ressentir combien il est dommageable qu’il faiblisse dans cette période où l’on n’ose plus croire au changement social et à l’action collective, et où le chacun pour soi est encouragé.

Ce n’est pourtant pas dans ce temps de durcissement social que les travailleurs ont moins besoin de s’unir. Le Premier Mai est une belle occasion pour se mobiliser, accroître le nombre des militants et réduire le nombre de ceux qui pratiquent l’abstention ou restent dans la « boîte noire ».


* Olivier Schwartz, « Sur le rapport des ouvriers du Nord à la politique. Matériaux lacunaires », in : Politix, Vol. 4, No 13, premier trimestre 1991, pp. 79-86 ; consultable en ligne sur www.persee.fr