Jean Ferrat, ouvreur d’horizon

LA CHRONIQUE DE JEAN-MARIE MEILLAND • Jean Ferrat (1930-2010) était un homme généreux, d’abord au sens où l’on sait donner, mais aussi au sens où l’on fait confiance aux autres et où l’on pense qu’on peut améliorer le monde. Il a été un chanteur important, que l’on range avec Brassens, Brel et Ferré comme l’un des grands représentants de l’exigeante chanson...

Jean Ferrat (1930-2010) était un homme
généreux, d’abord au sens où l’on sait donner,
mais aussi au sens où l’on fait confiance
aux autres et où l’on pense qu’on peut améliorer
le monde. Il a été un chanteur important,
que l’on range avec Brassens, Brel et
Ferré comme l’un des grands représentants
de l’exigeante chanson française des années
1950 à 1980.

Un trait remarquable de sa vie est qu’en
1973, en pleine célébrité, il décida de rompre
avec l’existence des vedettes pour se retirer
dans sa campagne ardéchoise. Après quinze ans d’intense activité, de disques et de concerts, il
préféra cultiver son jardin, dans cette montagne qu’il était triste de voir déserter sous la pression
de la modernité : « Les filles veulent aller au bal / Il n’y a rien de plus normal / Que de vouloir vivre
sa vie » (La Montagne, 1964). Il continua d’écrire et d’enregistrer, mais à l’écart de l’agitation et
du commerce. Il n’aimait pas le show-business nuisible à la maturation de la pensée et de la poésie.
Dans Dingue (1991), il en dit : « A toi l’Oscar / A moi l’Sept d’or / A toi l’César / A nous l’veau
d’or » ; comme des années plus tôt, évoquant Boris Vian, il avait ces propos très durs sur la trahison
de l’art engagé commercialisé : « Et quand ça marche avec Dylan / Chacun a son petit Vietnam
/ Chacun son nègre dont les os / Lui déchirent le coeur et la peau… » (Pauvre Boris, 1967).

Jean Ferrat a construit une oeuvre d’une belle cohérence. Elle s’enracine dans un passé, un passé
personnel, celui de sa jeunesse marquée par la guerre et par la déportation de son père qui
mourra dans les camps nazis. « Nul ne guérit de son enfance », dit Jean Ferrat en 1991 dans une
chanson ainsi titrée, et il avait aussi rendu hommage aux déportés dans Nuit et brouillard (1963) :
« Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers / Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons
plombés… » Elle s’enracine également dans le passé collectif du peuple en lutte, à la cause
duquel il avait adhéré après qu’un résistant communiste l’eut protégé pendant la guerre. Il
chante la Révolution française, la Commune, la Révolution russe de 1905, la Guerre d’Espagne.
Mais elle s’enracine encore dans la pénible réalité, en Europe comme sur les autres continents,
parce que Jean Ferrat a la conscience résolument internationaliste. Il décrit l’ennui des employés
de bureau, qui est « comme un long malaise / Qui colle à la peau » (Le bureau, 1969). Il s’indigne
de l’exploitation des travailleurs (« La France qui gagne / Les p’tits boulots / Les années bagne /
Métro dodo… » – Dingue, 1991), des dépenses militaires, du pouvoir de la télévision, à travers
la censure et la manipulation, de la marchandisation des oeuvres d’art. Il est ému par le destin
des femmes enfermées dans la vie de famille : « Entre les courses la vaisselle / Entre ménage et
déjeuner / Le monde peut battre de l’aile / On n’a pas le temps d’y penser » (On ne voit pas le
temps passer
, 1963). Il réagit aussi par le comique, comme lorsqu’il parle des jeunes femmes qui
spéculent ou des « jeunes imbéciles » gauchistes voués à rentrer au bercail bourgeois. Il dépeint
avec tristesse la dure vie des Indiens : « Pauvre pauvre pauvre Indien /…/ Il attendra de voir monter
/ La faim au ventre / Les maigres tiges à récolter / Entre les pierres » (Indien, 1967).

Jean Ferrat n’étant pas résigné, l’injustice et les malheurs présents motivent son engagement. Il
parle ainsi du sien : « En groupe en ligue en procession /…/ Je suis de ceux qui manifestent /…/ On
peut me dire sans rémission / Qu’en groupe en ligue en procession / On a l’intelligence bête / Je
n’ai qu’une consolation / C’est qu’on peut être seul et con / Et que dans ce cas on le reste » (En
groupe en ligue en procession
, 1967). Et évoque celui des autres : « Les demoiselles de magasin /
Qui menaient leur petit train train / S’apprêtent à faire un de ces foins / Les demoiselles de magasin
/ Elles font grève avec entrain… » (Les demoiselles de magasin, 1970). Mais Ferrat est attentif
à autrui, il n’accepte pas l’engagement fanatique, aveugle et destructeur. Le bilan (1980)
déclare avec clarté : « Mais quand j’entends parler de bilan positif / Je ne peux m’empêcher de
penser : A quel prix ? / Et ces millions de morts qui forment le passif / C’est à eux qu’il faudrait
demander leur avis… » Il refuse pourtant de confondre l’idéal et ceux qui l’ont trahi, et dit : « Au
nom de l’idéal qui nous faisait combattre / Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd’hui ».
Dans la jungle ou dans le zoo (1991), analyse de manière incisive les raisons de continuer : « Ainsi
donc ainsi donc / Il nous faudrait tout renier / De la bataille surhumaine / Que depuis l’âge des
cavernes / L’homme à lui-même s’est livré /…/ Son chant (celui d’un pianiste) demeure et dit tout
haut /…/ Qu’il y aura d’autres choix pour vivre / Que dans la jungle ou dans le zoo ». S’il n’indique
pas quels sont ces choix, il a néanmoins rempli sa tâche d’artiste qui est d’abord de bien poser
les questions.

Jean Ferrat n’abandonne jamais l’horizon de l’utopie, dont les poètes et les peintres sont les messagers,
comme il le proclame dans Mon amour sauvage (1991) : « Garde ton âme utopique / Reste
sombre et magnifique / Indomptable et révolté ». Mais l’utopie n’est pas chez lui oubli du réel,
elle est sa prolongation, avec la perception dans les choses ordinaires de la beauté dont elles sont
porteuses. « Je t’apprendrai l’eau / la lumière / L’arbre la source le torrent / Le secret des vignes
et des pierres / Le bruit du vent », dit la chanson Comprendre (1971), et l’on pense aussi à l’évocation
de la nature dans l’hymne Ma France (1969), à celles de l’amour, de l’amitié, de la fête, et
aussi au magnifique hommage rendu à son chien (une de ses plus belles chansons) : « C’est dans
l’aube chère à Verlaine / Que tu courais notre domaine / Humant l’air des quatre saisons / Odeurs
de thym et de bruyère / Sous tes pattes fraîches légères / S’élevaient comme une oraison… »
(Oural ouralou, 1980 ).

On sort grandi de l’écoute de Jean Ferrat. Sa poésie et sa musique s’accordent bien avec ces propos
du poète gallois Idris Davies : « Je suis un socialiste. C’est pourquoi je veux autant de beauté
qu’il est possible dans nos vies de tous les jours… » Jean Ferrat ne chantait pas « pour passer le
temps », mais pour « tout assumer / l’odeur du pain et de la rose » (Je ne chante pas pour passer le
temps
, 1965) : il fut et reste un messager qui élargit l’horizon et éveille, dans notre « jungle » capitaliste,
le goût d’un monde meilleur.


Sur la vie et l’oeuvre de Jean Ferrat, on peut lire : Jean-Dominique Brierre, Jean Ferrat, une vie, L’Archipel, 2003, 2010.