Que signifie « révolution » en musique ?

MUSIQUE • Avec Schubert, Bartok, Dvorak et Boulez, le Lucerne Festival a montré que la musique vivait aussi des moments de renouveau.

Avec Schubert, Bartok, Dvorak et Boulez, le Lucerne Festival a montré que la musique vivait aussi des moments de renouveau.

Le Lucerne Festival se terminait le 15 septembre.
Son thème était « révolution ». La
question se pose : que veut dire révolution en
musique ? S’agit-il d’oeuvres aux accents révolutionnaires,
et l’on pense immédiatement à l’Héroïque
de Beethoven qu’Abbado a dirigé en ouverture
du festival, ou de musique qui marque un
tournant dans l’histoire parce qu’elle dépasse certaines
règles et ouvre de nouvelles perspectives, et
l’on désigne immanquablement Schönberg alors
qu’on pourrait remonter à des compositeurs bien
plus anciens dont ou oublie qu’ils furent novateurs,
Monteverdi par exemple ou, rappelait le
compositeur Wolfgang Rime dans une discussion
sur le sujet, Boccherini, Haydn et tant d’autres.

La musique ne peut se targuer d’être l’élément
déclencheur de changements politiques ou
sociaux. Tout au plus les refléter, voire en laisser
entendre des signes prémonitoires. En revanche,il
est des oeuvres qui, initiant de nouveaux principes
de composition ou élargissant ceux déjà existants,
ont infléchi l’évolution de la musique dite classique,
et en cela l’ont « révolutionnée », tandis que
les musiques appelées « actuelles » ou populaires
restent fidèles harmoniquement et rythmiquement
à une tradition, hélas souvent très appauvrie.

Boulez, un maître incontestable

Donc le champ était vaste où puiser les programmes
de ce 75e festival de Lucerne. Des
concerts entendus, je retiendrai trois moments.
D’abord, le Livre pour quatuor de Boulez, joué par
le Quatuor Diotima, une oeuvre maîtresse de la
musique contemporaine, où l’on découvre que
tout est déjà là qui va inspirer les compositeurs
d’aujourd’hui et, s’il fallait le répéter, que Boulez est
décidément un grand compositeur, une figure
marquante, incontournable, dont les oeuvres
majeures s’imposent aujourd’hui comme des classiques
du 20e et 21e siècle. Une fois dépassé le
stade de la provocation et de la recherche d’une
voie qui allait ouvrir de nouveaux horizons, il a fait
en quelque sorte la synthèse entre les courants
modernes « révolutionnaires » du siècle passé :
Debussy, Schönberg, Stravinsky, Webern. Dans
son Livre pour quatuor, il allie des éléments qui
peuvent paraître à premier écoute abstraits, mais
se révèlent chargés de lyrisme, de vigueur, dans
une transparence, une économie d’expression, une
richesse de tempi que sans cesse il a retravaillés
pour arriver à la version actuelle – est-elle définitive ?
Elle développe les potentialités d’une partition
dont le premier manuscrit date de 1948. Du
coup un certain nombres d’oeuvres nouvelles de
compositeurs actuels, plusieurs en création,
paraissent certes prometteuses, mais moins abouties.
Mais la musique est riche d’avenir.

Schubert fut-il révolutionnaire ? Je ne sais ;
Schönberg le pensait qui répondit à quelqu’un qui
lui disait qu’il était révolutionnaire : « un bien petit
auprès de Schubert ». En tous cas sa Symphonie
inachevée
, par l’orchestre du Festival et Claudio
Abbado, fut un grand moment, bouleversant d’intériorité,
d’une sombre mélancolie ; des tempi
lents, des sons comme surgis du silence, une
intense émotion qu’on retrouvait ensuite dans la 9e
de Bruckner, inachevée elle aussi et qui sonnait
comme un adieu. Une maîtrise de la sonorité
jamais écrasante, une écoute de chaque détail qui
semble naître de l’instant, une profonde connivence
entre tous les musiciens, c’est le secret des
interprétations de Claudio Abbado. Un long
silence précéda les applaudissements d’un public
qui sentit avoir vécu un concert qu’il n’oubliera
pas.

L’Orchestre de Budapest dirigé par Ivan Fischer
offrait un de ces instants de bonheur musical dont
on a l’impression qu’il est partagé tant par les musiciens que par le public. Bartok et Dvorak
étaient au programme et on sentait vibrer une
musicalité qui paraît innée dans cette Europe centrale
et qui se déployait en une richesse sonore
ample, généreuse, en des nuances pleines de vie, en
des rythmes subtils, avec de splendides solos aux
différents pupitres de l’orchestre. L’idée de faire
entendre par trois musiciens de l’orchestre les pièces
populaires à l’origine des danses roumaines de Bartok
créait une complicité partagée par tous. Tant le
Mandarin merveilleux de Bartok, qui fit scandale
en 1926, d’un expressionnisme âpre et violent, que
la 8e symphonie de Dvorak, une oeuvre heureuse,
éblouissante, suscitèrent une écoute enthousiaste et
une vraie joie de la musique.

Puisse le « miracle de Lucerne », titre d’un livre
paru cette année en allemand qui célèbre Abbado
et Boulez, les artistes phare du festival, se renouveler
une fois passées les célébrations du 75e anniversaire
et après les dix ans du Festival Orchestra créé
par Abbado et de la Festival Academy fondée par
Boulez, deux institutions qui ont donné à Lucerne
une dimension unique sur la scène internationale.
L’avenir – l’intendant du festival Michael Haefliger
le sait – est sans cesse à recréer.