Des travailleurs gratuits pour compenser les coupes budgétaires

Aide sociale • Dans le canton de Genève, 700 personnes à l'aide sociale travaillent sans aucun salaire. Pour Jocelyne Haller, députée d'Ensemble à Gauche, ces postes présentés comme une faveur faite aux personnes concernées servent en réalité à combler la réduction des budgets de l'Etat.

«J’étais employée comme commis administratif à l’Office cantonal de la population et des migrations du canton de Genève. Mon travail consistait à m’occuper de la gestion administrative des dossiers. Je devais gérer les dossiers actifs et les répartir aux personnes correspondantes. Pour moi ce n’était pas un stage, je travaillais comme les autres. Certaines personnes faisaient la même chose que moi mais étaient payées. J’ai postulé pour un vrai poste mais à chaque fois on me disait  »il n’y a pas le budget ». Pas mal de gens dans le service travaillaient dans ces conditions. Ils ont besoin de nous car il y a beaucoup de retard dans le travail mais ils n’engagent pas! On nous utilise et on nous jette, c’est de l’esclavage moderne!» A 48 ans, Sophia est désillusionnée. Le travail qu’elle décrit, elle l’a effectué durant deux ans à 50%, ne percevant pour tout salaire que les revenus de l’aide sociale. Il s’agit d’une Activité de réinsertion ou «AdR», mesure destinée à favoriser le retour en emploi des personnes à l’aide sociale. Dans le canton de Genève, selon des chiffres obtenus par l’Association de défense des chômeurs, un peu plus de 700 personnes suivaient de telles mesures au 31 décembre 2014, réparties dans des associations, des services de l’Etat ou dans le parapublic. Si de nombreuses petites associations occupent une ou deux personnes dans cette situation, leur nombre est dans certains cas particulièrement élevé. Le Centre social protestant (CSP) en compterait ainsi 60, le Centre d’art contemporain 22, les EMS genevois une centaine, et les Services de l’Etat environ 130, dont 33 à l’office des poursuites ou 19 à l’Office cantonal de la population et des migrations (OCPM), où a travaillé Sophia.

Un tel constat conduit forcément à s’interroger sur la fonction réelle de ces mesures. Servent-elles véritablement aux personnes concernées ou permettent-elles avant tout de décharger des services surchargés? Michel Nicolet, Directeur de l’action sociale du canton de Genève, précise à ce sujet que «les AdR visent à l’acquisition de compétences. Nous fixons des objectifs avec les personnes concernées, qui n’ont souvent pas travaillé depuis longtemps. L’AdR est en outre limité dans le temps, en principe à 6 mois ou une année, et nous veillons à ce que les employeurs ou l’Etat n’utilisent pas ces personnes pour remplacer des postes qui pourraient être financés». Quid de Sophia, qui a travaillé durant deux ans à l’OCPM? «Dans certains cas on peut prolonger ces activités», explique Michel Nicolet, qui précise que lorsque cela semble possible, l’employeur est approché pour tenter d’obtenir un engagement de la personne. «L’an denier, 70 personnes qui ont commencé une AdR ont ainsi trouvé un véritable emploi dans la même structure» ajoute-t-il.

Députée d’Ensemble à Gauche au Grand Conseil genevois et ancienne assistante sociale, Jocelyne Haller ne voit pas les choses du même oeil. Pour elle, beaucoup de postes en AdR remplaceraient des postes qui ont été supprimés dans le cadre de la diminution de budgets de l’Etat, situation qu’elle dénonce. «Ceux qui ont décidé ces coupes ont pensé pouvoir se passer de ces postes, alors qu’ils sont nécessaires au fonctionnement des services et du secteur subventionné. De fait, ils ont été réintroduits de façon occulte sous forme de mesures d’insertion, en les présentant comme une faveur faite aux personnes à l’aide sociale. Mais en réalité ce sont elles qui offrent leur force de travail en cadeau!» Pour la députée, c’est du reste cette même réduction de la voilure de l’Etat qui expliquerait indirectement le nombre important d’AdR dans les associations ou services sociaux privés tels que le CSP: «L’Hospice général ne peut plus assumer un certain nombre de tâches, si bien qu’il y a un report de charge sur les services sociaux privés, qui voient une augmentation de la demande. Dans le même temps, l’Etat diminue les subventions octroyées aux organismes privés et aux associations, si bien que ceux-ci se retrouvent dans une position difficile, qui les contraint à accepter d’engager eux-mêmes des personnes en mesures d’insertion alors qu’elles souhaiteraient les rémunérer!»

Pour remédier à cette situation, l’Alternative et la CGAS ont déposé le 22 août 2014 un projet de loi qui propose entre autres la mise en place d’un programme cantonal de création d’emplois. «Le but est que tous ces postes déguisés en mesures d’insertion soient réhabilités en de vrais postes de travail, ce qui représente également le seul moyen de véritablement faire sortir les personnes du chômage et de l’aide sociale. En parallèle, il y aurait de véritables mesures d’insertion avec un encadrement et du temps pour la formation», explique la députée, qui dénonce le préjugé selon lequel les personnes à l’aide sociale ne souhaiteraient pas travailler. Pour l’heure, le projet est toujours en attente de traitement.

«Les mesures d’insertion provoquent du dumping»

Trois questions à Peter Streckeisen, sociologue à l’Université de Bâle et spécialiste de la précarité.

En quoi les mesures d’insertion et autres stages proposés aux chômeurs et personnes à l’aide sociale ont-ils un impact sur l’évolution du marché du travail en général?
Peter Streckeisen Les stages, mesures ou emplois temporaires réalisés par les chômeurs et les personnes à l’aide sociale constituent un «second marché de l’emploi» en plein développement. Par exemple en Suisse alémanique, le groupe Dock, entreprise sociale qui emploie 1400 personnes sur 10 sites, fonctionne comme une entreprise normale, sauf que les personnes qui y travaillent reçoivent l’aide sociale, ou à peine plus. Elle fait du recyclage, différentes activités, vend ses services à des entreprises. Elle ne se différencie pas d’une autre entreprise! C’est une forme institutionnelle problématique, qui provoque des effets de dumping. Dans certains cas, les mesures proposées aux personnes précarisées peuvent amener de bons résultats, notamment lorsque celles-ci les trouvent utiles et y adhèrent, mais si elles sont effectuées sous contrainte, en général elles sont inutiles. Certaines études ont même montré que le fait d’avoir suivi une mesure d’insertion peut diminuer les chances de retrouver un emploi à cause du stigmate porté.

Cette évolution s’est-elle faite rapidement?
Dans certains pays comme l’Allemagne qui a historiquement un mouvement syndical fort et une importante protection des travailleurs, l’évolution a été plus drastique, mais en Suisse il n’y a jamais eu un droit du travail ou des conventions collectives très développées, une véritable stabilisation des contrats de travail. L’évolution est donc plus progressive mais il y a un phénomène général de déclassement. Par exemple, la frontière entre chômage et aide sociale tend à devenir de plus en plus floue. Avant, le chômage était une assurance qui donnait un droit à des prestations en cas de perte d’emploi, alors que l’aide sociale visait à aider les plus précarisés à subvenir à leurs besoins de base. Aujourd’hui, le chômage est de moins en moins considéré comme un droit, on demande de plus en plus aux chômeurs de justifier d’avoir ce droit. Les personnes qui avaient des droits tendent à les perdre, il y a un nivellement par le bas.

Ces personnes n’ont pas de syndicat. Cela empire-t-il la situation?
La position des syndicats est problématique. En 1995, quand le régime d’activation des chômeurs a été introduit, les syndicats l’ont soutenu en argumentant que les personnes au chômage avaient droit à des formations. Les syndicats ont donc été intégrés à ce changement et n’ont jamais adopté de position claire contre cette évolution. Pourtant, ils auraient intérêt à le faire. Dans le débat politique, le seul parti qui s’oppose à ces mesures dites «d’activation» est l’UDC, qui argumente que cela coûte trop cher! Même si les raisons avancées ne sont pas les bonnes, ce parti a raison, ces mesures ne sont pas utiles. Du côté socialiste, on ne se prononce toutefois pas car le parti a des intérêts liés à leur maintien!