«Le Temps» crée la polémique sur la base de chiffres erronés

Aide sociale • 90’000 francs par an pour une famille à l’aide sociale, comme l’annonce le quotidien? Selon le directeur de l’action sociale de l'Hospice général Michel Nicolet, ces chiffres ne correspondent pas à la réalité. Plutôt que de rectifier, le conseiller d’Etat Mauro Poggia renforce pourtant les préjugés et saisi l’occasion pour appeler à de nouvelles coupes dans l’aide sociale.

«90’000 francs d’aides par an, à ce prix, faut-il travailler?», titrait Le Temps du 11 avril dernier, évoquant le cas d’une famille à l’aide sociale qui percevrait 90’000 francs par an. Et de poursuivre en évoquant «un système généreux qui pousse à esquiver le retour à l’emploi», ou encore une «aide sociale trop attractive». Interrogé sur le cas, le conseiller d’Etat en charge des affaires sociales Mauro Poggia renchérissait, affirmant que «l’aide sociale est très généreuse à Genève», et proposant différentes mesures pour y faire face. Quelques jours plus tard, c’était au Conseiller d’Etat socialiste vaudois Pierre-Yves Maillard, d’évoquer dans le même quotidien «la trappe de l’aide sociale», en expliquant que le canton de Vaud aurait «déjà abaissé certains barèmes» pour répondre à ce type de problématique.

«Si une famille a reçu une fois un tel montant, il s’agit d’un cas tout à fait exceptionnel»

Les titres accrocheurs choisis par Le Temps ont de quoi interpeller. Le quotidien cherche-t-il à lancer en Suisse romande un débat sur l’aide sociale déjà largement relayé par l’UDC de l’autre côté de la Sarine? Ou à booster les ventes de son quotidien? Encore faudrait-il que les chiffres avancés soient corrects. Or, Michel Nicolet, directeur de l’action sociale à l’Hospice général, en doute sérieusement. «Nous n’avons pas pu identifier la situation dont la journaliste parle, mais ces chiffres ne nous semblent pas réalistes. Si une famille a reçu une fois un tel montant, il s’agit d’un cas tout à fait exceptionnel.» Pour ce dernier, les chiffres avancés par Le Temps correspondent vraisemblablement à la situation d’une personne au RMCAS (revenu minimum cantonal d’aide sociale), un régime cantonal spécial plus généreux que l’aide sociale, dont les derniers bénéficiaires se sont vus priver depuis début 2015, soit qui n’existe plus. «Une famille de trois enfants à l’aide sociale reçoit un forfait d’entretien de base de 2’364 francs, son loyer est pris en charge jusqu’à hauteur de 1’800 francs et le service d’assurance maladie paie les primes d’assurance maladie pour toute la famille. Certaines prestations supplémentaires peuvent être prises en charge, comme par exemple des frais de soins dentaires, si bien que sur un mois on peut arriver à des montants considérables, mais ce sont des aides ponctuelles. On ne peut en aucun cas multiplier par 12 le montant perçu sur un mois exceptionnel et en tirer des conclusions sur les montants perçus à l’année», explique encore le directeur de l’action sociale. Et de préciser que, contrairement à ce qu’affirme Le Temps, les allocations familiales et autres allocations logement ne sont pas additionnées au montant de base perçu par une famille, mais bien déduites, l’aide sociale étant subsidiaire à toute autre forme de revenu. Au forfait de base peuvent toutefois s’ajouter quelques centaines de francs à titre de «supplément d’intégration», ceci pour autant que les personnes concernées fournissent un effort suffisant pour se réinsérer.

Anne-Marie Peysson, de l’Association de lutte contre les injustices et la précarité (ALCIP), qui regroupe des personnes à l’aide sociale et défend leurs intérêts, a elle aussi flairé l’erreur. «Ces chiffres sont totalement biaisés. Il est impossible qu’une famille reçoive un tel montant. L’entretien de base mensuel pour une famille de 5 personnes est de 2’364 francs, somme avec laquelle il faut se nourrir, se vêtir, payer l’électricité, les frais de communication, d’entretien de ménage, de soins corporels etc.», rappelle-t-elle. Et d’ajouter que «de très nombreux bénéficiaires doivent prendre sur leur entretien de base pour pouvoir payer leur loyer, qui, du fait de la crise du logement à Genève, dépasse fréquemment le montant pris en charge par l’Hospice général. De plus, Genève est une des villes les plus chères de Suisse!» ajoute l’activiste, visiblement choquée. A cela, on peut encore ajouter que les personnes à l’aide sociale ne sont pas nécessairement encouragées à travailler. En effet, une personne qui travaille à moins de 50% ne peut rien conserver de son salaire, et doit financer elle-même ses frais professionnels et de déplacement. Si certaines choisissent de ne pas travailler, c’est donc bien souvent parce que cela les appauvrit davantage et non parce qu’elles seraient dans une situation trop confortable. Il faut en outre préciser que de nombreuses personnes à l’aide sociale effectuent des programmes d’occupation ou des mesures d’insertion où elles fournissent parfois un véritable travail sans recevoir aucun salaire en échange (voir notre article à ce propos). Finalement, rappelons que, quand bien même les familles nombreuses seraient un peu mieux traitées que les personnes seules, celles-ci ne représentent que 4% des dossiers d’aide sociale dans le canton de Vaud, et pas plus de 5% à Genève.

«Le scandale c’est qu’il existe des salaires qui ne permettent pas de vivre décemment»

Plutôt que de rappeler ce contexte et d’apporter les rectificatifs nécessaires au cas présenté, M. Poggia s’est pourtant empressé de souligner «qu’il faut être moins généreux envers ceux qui s’installent à l’aide sociale», d’appeler à supprimer la généralisation du supplément d’intégration (déjà réduit de 75 francs depuis le 1er janvier 2015) ou encore de critiquer le Centre social protestant pour inciter les personnes à faire valoir leur droit constitutionnel à être assisté lorsqu’elles sont dans l’incapacité de subvenir à leur entretien. En agissant de la sorte, M. Poggia, ainsi que le quotidien Le Temps contribuent à renforcer gravement la perception des personnes à l’aide sociale comme des «profiteuses», image pourtant loin de correspondre à la réalité, et ce sur la base de données dont on a tout lieu de croire qu’elles sont erronées. Pour Anne-Marie Peysson, de l’ALCIP, «le climat généré par des tels articles est dangereux car il fragilise la paix sociale et confronte deux formes de précarité sans offrir de solutions». La véritable problématique est en outre occultée: «Effectivement il y a parfois des familles dont le revenu approche celui de certaines personnes qui travaillent. Mais le scandale, c’est qu’il existe des salaires qui ne permettent pas de vivre décemment et des travailleurs pauvres, pas que des personnes aient recours à l’aide sociale!» Une problématique bien réelle que Le Temps, à travers ses articles, n’aura nullement contribué à mettre en lumière et questionner, préférant attiser les jalousies entre personnes précarisées et pointer des boucs émissaires. Un «média de référence», vraiment?