La fin des luttes n’est pas encore venue

Débat • Un reproche souvent adressé à la gauche radicale et censé expliquer ses échecs et difficultés est qu'elle n'est pas en phase avec les évolutions actuelles.Il est certain que les sociétés occidentales ont beaucoup changé depuis les années 1970...

Un reproche souvent adressé à la gauche radicale et censé expliquer ses échecs et difficultés est qu’elle n’est pas en phase avec les évolutions actuelles.Il est certain que les sociétés occidentales ont beaucoup changé depuis les années 1970.

Dans un livre consacré aux nouvelles formes de travail intitulé Le capitalisme paradoxant, un système qui rend fou1, Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique synthétisent avec éloquence les changements survenus dans nos sociétés. Quelques passages méritent d’être cités: «L’individu hypermoderne (soit celui de la société capitaliste actuelle, ndr) ne se réalise plus, comme dans les sociétés modernes (soit celles des XIXème et XXème siècles), dans la maîtrise de la volonté, la force morale, la raison et le respect de la loi, mais dans le dépassement des limites, l’excès, la capacité de louvoyer dans les contradictions du monde, dans sa capacité à supporter les injonctions paradoxales qui l’assaillent de toutes parts» (p. 21); «La modernité (des XIXème et XXème siècles) caractérisait une société structurée et structurante qui «installait» des oppositions fortes entre les hommes et les femmes, les patrons et les salariés, les colonisés et les colonisateurs, les concepteurs et les exécutants, plus généralement entre les dominants et les dominés. L’histoire des mouvements sociaux s’analysait à partir d’une vision progressiste de la société, dans le répertoire des conquêtes pour rehausser le pouvoir des dominés…

L’hypermodernité (actuelle) fait éclater ces oppositions structurelles; le monde globalisé de la finance semble inaccessible, hors champ. Les mouvements sociaux semblent impuissants à transformer une figure du pouvoir qui paraît insaisissable» (pp. 21-22). La contestation elle-même a revêtu un nouveau visage: «Nous sommes entrés dans un nouvel âge de la contestation… Ces manifestations ont des caractéristiques communes. Elles s’appuient sur les réseaux Internet, grâce auxquels les gens s’organisent et se mobilisent avec une réactivité et une mobilité impressionnantes… Ce sont des mouvements « rhizomiques » qui se développent de façon horizontale et souterraine… Ils peuvent apparaître et disparaître à tout moment… Il ne s’agit plus de classes sociales, mais d’une communauté d’individus connectés en réseaux» (pp. 22-23). En tout cas, ce nouveau monde est problématique: «La société hypermoderne se caractérise par l’exacerbation de contradictions dans le rapport individu-société… La richesse produite, loin de favoriser une société plus harmonieuse, exacerbe les inégalités» (p. 19). Ces descriptions valent certainement leur pesant d’or. Il est dommage que les dernières pages de l’ouvrage entonnent l’air d’un monde réconcilié avec des clairons qui n’ont pas grande chance d’apporter le changement: «Cette mobilisation planétaire ne ressemble pas aux grands mouvements sociaux qui ont porté les révolutions antérieures. Elle conteste le pouvoir sans vouloir le prendre. Elle incarne une société différente sans proposer de programme politique» (p. 257). Il est dommage aussi que tant de lucidité se termine dans l’éloge de changements concrets dans la vie quotidienne, «ne s’inscriv(ant) pas dans l’opposition d’un camp contre l’autre, d’une classe contre une autre…» (ibid.).

Les considérations des sociologues cités forcent à se reposer cette question: comment obtenir un réel changement sans lutte? Eviter le plus possible la violence inutile qui entraîne d’autres violences tout aussi inutiles en produisant de la souffrance est une chose. En venir à penser que les puissants et les possédants accepteront volontiers de céder de leur pouvoir en est une autre. Cela s’est-il jamais vu? Ceux qui prétendent cela aujourd’hui renouent, mais cette fois en faveur des possédants, avec l’excessif optimisme dont Marx faisait preuve en faveur de la classe ouvrière. Alors qu’il affirmait avec réalisme la lutte des classes, Marx attribuait en effet à la classe ouvrière, majoritaire et sans propriété, la capacité de réaliser la révolution inédite mettant fin à la lutte des classes2. Les idéalistes d’aujourd’hui pour leur part semblent penser que par le miracle de la crise environnementale, les classes riches vont tendre les bras aux exploités pour aménager un monde pacifié.

Comment imaginer cette issue? En vérité, l’histoire restera sans doute pour longtemps encore le lieu d’une lutte de classes inachevée. Ou bien, comme par le passé, les moins favorisés se battront pour établir un rapport de forces leur permettant d’obtenir une part satisfaisante de richesse et de bonheur. Ou bien ils seront de plus en plus exploités et marginalisés, menace environnementale ou non, comme on le voit aujourd’hui. Il est dans l’ADN des classes possédantes de tout faire pour accroître leurs avantages. Les hommes ne sont pas méchants, mais face à la possibilité de s’emparer d’une quantité toujours plus grande de biens matériels, peu nombreux ont été et sont encore ceux qui s’en détournent: «…en un mot concurrence et rivalité d’une part, de l’autre opposition d’intérêt, et toujours le désir caché de faire son profit aux dépens d’autrui…»3 Sans renoncer à l’espoir millénariste d’une société d’égaux (qui n’est pas impensable), l’objectif qu’il faut viser semble être plutôt la réduction des inégalités pour qu’il n’y ait plus de riches assez puissants pour exploiter les autres, alors que les moins riches auront toujours assez de force pour se protéger des entreprises de riches devenus moins forts (en utilisant des outils comme le syndicalisme, la fiscalité progressive, le développement des services publics et de l’économie collective).

A la gauche radicale incombe donc, envers et contre tout, la tâche de maintenir la porte ouverte à un renforcement du pouvoir des défavorisés, tout en réaffirmant la nécessité d’une lutte constante, sans animosité, mais résultant des nécessités de la vie dans les grandes sociétés. L’esprit de cette lutte est une affaire culturelle : souvent passablement éteint, il s’agit de le rallumer (par la parole, l’écrit, le théâtre, la chanson, la façon de vivre), non par plaisir, mais parce que le comportement des puissants, encore sourds aux appels de la morale4, et les intérêts des plus faibles du monde entier, nous l’imposent.