En guerre contre les travailleurs

Suisse • Alors que les débats pourraient commencer aux Chambres fédérales à l'automne, la troisième réforme de l'imposition des entreprises (RIE III) est critiquée de toutes parts. Les syndicats et la gauche se préparent à de possibles référendums.

Le 5 juin dernier, le Conseil fédéral adoptait son message à l’attention du parlement sur la troisième réforme de l’imposition des entreprises (RIE III), un projet vivement critiqué par la gauche et les syndicats. Dans un communiqué du même jour, le parti socialiste menaçait de lancer un référendum si certains éléments n’étaient pas revus par ces dernières. Au niveau cantonal également, la résistance s’organise. Au premier abord, la réforme semble pourtant positive. Officiellement, elle vise en effet à mettre la Suisse en accord avec les normes de l’UE et de l’OCDE en supprimant les statuts fiscaux spéciaux dont bénéficient certaines entreprises multinationales basées en territoire helvétique et réalisant leurs bénéfices à l’étranger. Un système qui leur permet de payer un montant d’impôt très bas, dans les faits souvent situé entre 1 et 2% et qui est dénoncé de longue date par la gauche, les syndicats et des associations comme Attac ou la Déclaration de Berne. Alors qu’en est-il? Si personne ne remet vraiment en question la nécessité de supprimer ces privilèges fiscaux abusifs, les critiques se situent ailleurs.

Des milliards dans la poche des actionnaires
Tout d’abord, on pouvait craindre que la suppression de ces statuts spéciaux ne soit remplacée par d’autres types de privilèges pour les entreprises multinationales. Mais de ce point de vue, les éléments contenus dans le projet présenté aux chambres sont «moins dramatiques que redoutés» selon Olivier Longchamp, spécialiste finance et fiscalité internationales à la Déclaration de Berne. En effet, le principe de taxe au tonnage, qui aurait bénéficié aux sociétés de négoce, a été abandonné. Et «à première vue, la patent box retenue dans le projet, si elle présente un intérêt évident, notamment pour les sociétés pharmaceutiques, est configurée de façon relativement restrictive, dans la mesure où elle ne concerne que la recherche et le développement».

La critique principale se situe dans les immenses pertes fiscales qui seront induites par la RIEIII, évaluées à 1,4 milliards de francs pour la seule Confédération. Afin, officiellement, de limiter le départ des sociétés bénéficiant de statuts spéciaux, le projet laisse en outre les cantons libres de diminuer leur taux cantonal d’imposition des bénéfices, soit le taux d’imposition touchant l’ensemble des entreprises du canton. Vaud et Genève, particulièrement concernés du fait qu’ils abritent nombre de ces sociétés, ont déjà pris de l’avance sur la réforme fédérale en annonçant des diminutions de leurs taux de 22-24% à environ 13%. Pour le canton de Vaud, cela représenterait selon les estimations du Conseil d’Etat une perte approchant les 500 millions de francs, que les impôts supplémentaires payés après réforme par les 200 sociétés qui bénéficiaient d’un statut spécial, estimés à 50 millions, ne compenseront que très partiellement. «Il est faux de présenter cette réforme comme un bol d’air pour l’économie vaudoise», ajoute David Gygax, du syndicat SSP, qui souligne que 45% des entreprises vaudoises, en particulier les petites PME, ne bénéficieront pas de cette baisse puisqu’elles ne paient pas d’impôt sur le bénéfice. «Celles qui vont en profiter sont de grandes sociétés actives en Suisse comme Implenia, Manor, Kudelski, la BCV ou Bobst. Leurs actionnaires figurent dans le classement des 300 plus riches de Suisse effectué chaque année par Bilan. C’est vers eux que va aller l’argent qui manquera aux services publics assez rapidement!», s’exclame le secrétaire syndical. coté de Genève, on manifeste les mêmes craintes: «Ce sont des milliards pour les prestations publiques qui vont disparaître dans la poche des actionnaires et des dirigeants», déclarait ainsi la Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) dans un communiqué, tout en rappelant que 14 cantons ont déjà annoncé des baisses de leur taux d’imposition.

Pour les syndicats, ceux qui paieront la facture de cette réforme sont en effet tout désignés: ce sont les salariés et la population, à travers une augmentation des impôts et/ou des politiques d’austérité accentuées, ceci alors que les attaques contre les services publics sont déjà récurrentes. «L’état de la fonction publique dans le canton de Vaud aujourd’hui est très alarmant. Une austérité permanente s’est installée. Les gens traitent dans l’urgence de toutes les situations. Au syndicat, on vient de tous les secteurs et on nous dit la même chose. Que les effectifs sont insuffisants, que les prestations ne peuvent pas être assurées. Cela peut concerner des services importants comme le CHUV ou le Service de protection de la jeunesse. Par ailleurs, les employés deviennent malades de ne pas pouvoir effectuer leur travail correctement. L’austérité va donc arriver dans un service public déjà détruit et démantelé et dont les conditions de travail sont extrêmement mauvaises», souligne David Gygax. «Ces choix politiques de droite dure marquent une rupture, vont ouvrir une crise sociale majeure, aggraveront les inégalités sociales, diminueront les capacités de l’Etat d’y remédier comme par le passé, et feront le lit des populismes», dénonce quant à elle la CGAS à Genève.

Outre les aspects directement liés à la suppression des statuts spéciaux, la RIE III s’accompagne finalement d’une série de mesures dont certaines sont dénoncées par la gauche comme des cadeaux fiscaux sans aucun lien avec le but initial de la réforme. C’est le cas notamment de la suppression du droit de timbre d’émission sur le capital, maintenue dans le projet alors qu’elle avait également rencontré l’opposition de la majorité des cantons en consultation. Dans un communiqué, Vaud et Geneve regrettent ainsi cette suppression «qui alourdit inutilement le coût de la réforme pour la Confédération de 250 millions de francs et réduit d’autant la capacité de cette dernière à compenser les pertes des cantons».

Des compensations «ridicules»
Face à ces réductions drastiques de rentrées fiscales, les compensations retenues par le Conseil fédéral sont considérées comme largement insuffisantes par les opposants au projet. En particulier, l’introduction d’un impôt fédéral sur les gains en capital, qui aurait pu atténuer les pertes, a été retirée du projet sous la pression de la droite. De même, «le projet ne fixe pas de taux plancher à l’imposition des cantons, et ne retient qu’une faible adaptation de l’exonération des dividendes, qui ne permettra de limiter les pertes que de 100 millions», dénonce la CGAS. Un montant qualifié de «ridicule» par le PS au regard des 1,4 milliards que devrait coûter l’ensemble de la réforme à la Confédération.

La compensation par la Confédération des pertes subies par les cantons à travers le versement d’une part accrue de l’impôt fédéral direct est également critiquée par l’USS. Dans un communiqué, la faîtière syndicale souligne ainsi que «premièrement, des cantons qui ne sont absolument pas concernés par la suppression des statuts particuliers recevraient aussi cet argent de la Confédération. Deuxièmement, des cantons qui ont accordé des privilèges disproportionnés seraient récompensés pour leur stratégie erronée. Et ce serait une fois de plus les salarié-e-s qui devraient finalement payer pour les baisses d’impôts accordées aux entreprises».

Pour le PS, seul le parlement est à même d’éviter le référendum. «Pour ce faire, il doit assurer une compensation intégrale des pertes fiscales générées par la RIE III. L’introduction d’un impôt sur les gains en capital ainsi que la renonciation aux privilèges de l’imposition des dividendes offrent cette possibilité. Enfin, les cadeaux fiscaux tels que l’abolition du droit de timbre, qui n’a rien à voir avec la RIE III, doivent absolument être évités». Du côté du canton de Vaud également, l’opposition s’organise.

Alors que les travaux parlementaires devraient débuter à l’automne aussi bien au niveau fédéral que dans le canton de Vaud, les opposants semblent bien avisés de s’organiser pour faire face à ce que l’historien Sébastien Guex nommait en avril dernier, dans le cadre du forum contre la spéculation sur les matières premières à Lausanne, «la machine de guerre la plus puissante contre les travailleurs en Suisse depuis la Deuxième Guerre mondiale».