Kader Attia se penche sur le colonialisme

exposition • Le Musée des Beaux-Arts de Lausanne présente les travaux de l’artiste franco-algérien de réputation internationale. Une œuvre marquée par la politique et l'histoire, notamment algérienne.

Kader Attia est le fils d’un militant communiste qui fut très engagé dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. C’est dire si son œuvre est marquée par l’histoire et la politique, mais non au premier degré dans le sens du «réalisme socialiste». Son travail, très conceptuel, n’est pas nécessairement compréhensible au premier regard. La brochure explicative qui, salle après salle, accompagne le parcours du visiteur, se révèle donc être une initiative très heureuse, à laquelle le MBA de Lausanne nous a maintenant habitués.

Dans la deuxième salle, Asesinos! Asesinos! (2014) évoque une foule en marche, formée de cent portes érigées en forme de A. L’aspect contestataire est induit par la présence de mégaphones. Quant à Artificial Nature, elle est constituée d’une rosace faite de prothèses des deux guerres mondiales. En connexion avec elles, des sculptures qui paraissent très classiques: mais les visages sont tous tragiquement déformés, évoquant les «gueules cassées» de la Grande Guerre. Et celles-ci sont à chaque fois accompagnées d’œuvres d’art provenant d’autres cultures: masques africains ou panneaux recouverts de calligraphie arabe. Comme un rappel des rapports, et des chocs, entre civilisations. D’ailleurs, au mur, un tableau historique d’Horace Vernet, datant du Second Empire, évoque la Première messe en Kabylie, un symbole de l’emprise coloniale. C’est aussi au thème obsédant du colonialisme qu’est consacrée la salle suivante. The Culture of Fear, An Invention of Evil (2013) est une installation faite de très nombreuses étagères recouvertes de journaux datant de l’époque coloniale. Ils représentent tous, avec force images et textes adéquats, le Noir ou l’Asiatique de manière caricaturale: simiesque, cannibale, cruel, fourbe, vicieux, etc. Par exemple: «Un officier belge supplicié par les indigènes» (Le Petit Parisien, 1895) ou encore «Annam: bourreau rattrapant au vol une tête qu’il vient de couper» (Journal des Voyages, 1882). Dialoguant avec ces journaux déjà anciens, d’autres, récents, jouent sur la peur de l’Islam, «ennemi séculaire» depuis les Croisades.

Conquête coloniale, dépossession, réparation, réappropriation
Kader Attia montre aussi les apports du colonisé au colonisateur. En ce sens, les pays longtemps soumis et dépossédés de leur identité se réapproprient leur histoire et la valeur de leur civilisation. Le Corbusier avait fait en 1933 un long séjour en Algérie, où il avait été fasciné par la pureté et la rationalité de l’architecture berbère, notamment celle des ksour (villages fortifiés). Celle-ci ne fut pas sans inspirer ses grandes réalisations architecturales et urbanistiques. Kader Attia montre leurs rapports à travers une série de montages photographiques. Le Corbusier avait notamment séjourné à Ghardaïa, aux confins du Sahara: dans une œuvre originale, Attia a réalisé une vue aérienne de cette ville en couscous, l’aliment traditionnel du Maghreb.
Une autre salle expose des bustes en bois d’Africains, réalisés en collaboration avec des artisans traditionnels du Mali, du Congo et du Sénégal. Ils présentent une double particularité. D’abord ils sont marqués par la guerre, tout comme les «gueules cassées» vues précédemment. L’artiste veut sans doute rappeler par là la participation héroïque, mais fort coûteuse en vies humaines, de ces tirailleurs sénégalais ou marocains envoyés en première ligne dans les batailles de tranchées en 1914-18 ou au Monte Cassino en 1944, épisode que décrit d’ailleurs le film Indigènes. Et puis ces sculptures sur bois opèrent un renversement: comme les cubistes, surréalistes et expressionnistes européens du 20ème siècle s’étaient inspirés de «l’art nègre», les artistes africains d’aujourd’hui réalisent des œuvres qui ont un caractère «expressionniste» avec leurs visages déformés par les blessures.
Relevons enfin la série de toiles grises réunies sous le titre Mirrors. Kader Attia les a fendues en divers endroits, puis les a patiemment recousues. Il a sans doute voulu suggérer par là la blessure visible causée par le colonialisme, mais aussi sa réparation possible. Le Musée des Beaux-Arts présente donc une œuvre exigeante, qui fait appel à l’intellect plutôt qu’à la sensibilité immédiate, mais qui incontestablement fait sens.

«Kader Attia», Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, jusqu’au 30 août.