Quand les synagogues fleurissaient en Suisse

Livre • L’ouvrage exhaustif de Ron Epstein-Mil relate les conditions rituelles, sociales, financières, architectoniques qui ont présidé à la construction des lieux de culte israélites.

Voici un ouvrage volumineux et très richement illustré. Mais l’illustration (photographies d’extérieurs et intérieurs de synagogues, plans, dessins préparatoires, objets du culte, proclamations, etc.) est ici au service d’un texte éclairant, basé sur un travail approfondi dans les archives. C’est que l’auteur, Ron Epstein-Mil est à la fois architecte, historien, membre actif de la communauté israélite de Zurich et juif attaché à la tradition. La première partie du livre, faite de chapitres thématiques, est particulièrement intéressante, et utile aux non-juifs, peu initiés aux particularités de la religion hébraïque. Elle relate d’abord les conditions imposées par la liturgie et les éléments architectoniques indispensables: la bima (estrade où sont lus les textes de la Thora), l’Aron Ha Kodesh où sont conservés les rouleaux de celle-ci, ou encore la barrière qui sépare hommes et femmes, ces dernières se tenant sur le balcon. L’auteur rappelle aussi le rôle de certains objets cultuels, tels la hanoukkia, le chandelier à huit branches.

La construction des synagogues fut une véritable aventure pour les architectes, dans leur immense majorité non-juifs. Vu les impitoyables restrictions légales à l’établissement des juifs en Suisse, il n’y avait aucune tradition architecturale. Il fallut donc inventer un style. Ce n’est pas un hasard si les deux premières synagogues furent construites à Lengnau (1847) et Endingen (1852), seules communes où les juifs pouvaient résider. Rappelons que la Constitution de 1848 n’a pas modifié ce statut. L’émancipation – c’est-à-dire l’octroi des pleins droits du citoyen – se fit certes par étapes dans quelques cantons, mais il fallut attendre 1866 pour que la citoyenneté à part entière leur soit reconnue …sous la pression de Napoléon III. Les constructeurs durent s’inspirer des modèles étrangers, notamment allemands, et en particulier de la synagogue de Dresde. Celle-ci et d’autres furent à l’origine du style orientalisant, mauresque et néo-byzantin qui allait présider à la construction de nombreuses synagogues en Suisse. Particulièrement typique, celle de La Chaux-de-Fonds, avec son grand dôme rappelant celui des mosquées turques. Ce style était aussi un rappel de la Jérusalem perdue. Mais en même temps, il contribua à la perception par les chrétiens d’une communauté juive «à part», non vraiment intégrée. Au 20ème siècle, et plus particulièrement dès les années 1920, l’orientalisme connut un rejet. Les juifs ne voulaient plus être assimilés à un Etat oriental. Ils se rattachaient au modernisme incarné par les bâtiments de Tel-Aviv construits sous le mandat britannique, puis par l’Etat d’Israël. On vit donc apparaître des synagogues avec des éléments Art nouveau, puis résolument fonctionnalistes, comme la très moderne Hekal Haness à Genève (1972).

Remarquons que la synagogue s’inspira aussi de l’exemple des églises chrétiennes. Ainsi, les faisceaux de lumière autour du saint nom de Dieu rappellent ceux qui entourent la Vierge Marie dans l’art baroque. L’introduction dans le culte d’éléments comme l’harmonium ou le chœur mixte a cependant pu créer des dissensions, voire des scissions dans la communauté israélite. L’auteur n’occulte pas ces frictions entre juifs rigoureusement orthodoxes et israélites réformés, sans parler de la Communauté Israélite Libérale, considérée par les plus orthodoxes comme dangereusement assimilée, voire acculturée. On constate des paradoxes! Ainsi la synagogue de l’Erikastrasse à Zurich (1960), de style résolument moderne, est-elle utilisée par les descendants d’immigrants juifs de l’Est, ultra-orthodoxes, dont l’essentiel de l’existence était consacré à l’étude de la Thora.

L’auteur s’attache à décrire la réception – positive ou négative – des communautés juives locales dans la société helvétique. Là aussi, à côté des réactions ouvertement antisémites ou au contraire des manifestations d’accueil fraternel, il y a des ambiguïtés, bien incarnées par un Augustin Keller, directeur de l’école normale et politicien argovien du 19ème siècle. Partisan sincère et actif de l’égalité des droits aux juifs, il souhaitait en même temps les convaincre de s’adonner à l’agriculture. Cela pour qu’ils «échangent leur pratique pernicieuse du maquignonnage et de l’usure pour des affaires plus nobles et des métiers qui les élèveraient au niveau de la vie sociale et de la décence habituelle». N’y a-t-il pas, dans l’inconscient collectif des chrétiens, en chaque juif un Shylock, l’usurier du Marchand de Venise de Shakespeare?… Relevons des gestes inattendus, tels celui de la ville et du canton de Fribourg, pourtant de tradition très catholique, qui en 1937 accordèrent une subvention financière pour assainir la synagogue: une décision qui à l’époque était aussi une marque d’opposition aux mouvements frontistes haineusement antisémites.

La seconde partie de l’ouvrage constitue un inventaire de trente-sept synagogues et lieux de culte, dont certains très vivants, d’autres désaffectés vu la disparition de la communauté juive locale. Nous ne les passerons bien sûr pas tous en revue! Mentionnons des bijoux architecturaux, comme la synagogue de la Frongartenstrasse à Saint-Gall (1881), avec ses arcs en fer à cheval typiquement mauresques, ou celle de La Chaux-de-Fonds, érigée en 1896 alors que la ville comptait 800 juifs, dont beaucoup actifs dans l’horlogerie, et devenue l’un des emblèmes de la métropole des Montagnes. Certains édifices adoptent un plan original, comme celui de la Communauté Israélite Libérale à Genève (2010), dont la forme est celle du Choffar, la corne de bélier dans laquelle on souffle pendant les fêtes. Le problème du financement, souvent assuré, partiellement du moins, par des mécènes, apparaît bien à travers l’histoire de la synagogue de Lausanne (1910), l’une des plus imposantes de Suisse. Elle a pu être érigée grâce à un legs de Daniel Iffla Osiris (1825-1907), un richissime Parisien israélite qui finança une série de synagogues en France et même à Tunis. Il fut aussi le donateur de la statue de Guillaume Tell qui trône à Montbenon à Lausanne, en remerciement de l’accueil des Bourbaki pendant la guerre de 1870! La condition était que le lieu de culte lausannois s’inspirât de la synagogue sépharade de la rue Buffault à Paris (1878), ce qui fut fait.
Ce livre comble donc une véritable lacune bibliographique. Clair, bien écrit (et excellemment traduit de l’allemand), il permet de mieux comprendre l’histoire de la communauté juive de Suisse, cela à travers les lieux de rassemblement et de culte qui lui sont particulièrement chers, mais qui occupent également une place architecturale non négligeable dans nos cités.

Ron Epstein-Mil, Les synagogues de Suisse. Construire entre émancipation, assimilation et acculturation, Neuchâtel: Alphil (éd. par la Fédération suisse des communautés israélites), 2015, 318 p.