Marius Borgeaud ou l’étrangeté du temps figé

exposition • La Fondation de l’Hermitage à Lausanne présente une riche exposition sur le peintre vaudois célèbre pour ses intérieurs bretons.

Dans l’œuvre de Borgeaud, l’être humain est souvent absent ou suggéré, ce qui crée l’étrangeté et le caractère irréel de ses tableaux. ©MCBA, Lausanne /Nora Rupp

Marius Borgeaud (1861-1924) est assurément un homme et un artiste qui sort de l’ordinaire. Né à Lausanne dans la bourgeoisie aisée, il hérite en 1889 de la fortune de son père, qu’il dilapide rapidement. Sa vie a donné lieu à toutes sortes de semi-vérités et de légendes: goût de la fête, fréquentation assidue des péripatéticiennes, passion du jeu, cure de désintoxication. On lui prête même un harem en Egypte… Toujours est-il qu’il se retrouve sans le sou. Il va se mettre assidûment à la peinture, à l’âge de quarante ans. Sa vie d’artiste actif relativement brève (quelque vingt années) ne lui permettra de produire que trois cents tableaux. Près de la moitié d’entre eux sont exposés à l’Hermitage, donnant ainsi une vision très approfondie de l’œuvre, suivant un parcours à la fois chronologique et thématique.

Pendant ses premières années de création (1903-1908), Marius Borgeaud reste dans la tradition impressionniste. Cette période lui doit quelques belles toiles, toutes vibrantes de lumière. Par comparaison, les concepteurs de l’exposition ont placé, à côté de celles-ci, un choix de tableaux de Sisley ou Pissarro, également peints à Moret, près de Fontainebleau. Mais en ce début du 20ème siècle, l’impressionnisme commence à s’essouffler. Aux jeunes artistes, il apparaît comme dépassé. Il va faire place notamment aux «fauves» (Matisse, Marquet, Derain…) Pour Borgeaud, l’année 1908 est celle du grand revirement. Il renonce à la manière impressionniste, mais va trouver un langage pictural tout à fait personnel. Il se consacre surtout à la peinture intimiste d’intérieurs. Sans doute ce genre n’est-il pas nouveau: que l’on songe à la grande tradition de la peinture hollandaise du 17ème siècle, avec ses intérieurs bourgeois et, plus près de notre homme, aux chambres de Van Gogh à Arles. L’influence de ce dernier est évidente. Marius Borgeaud va peindre de très nombreuses scènes d’intérieur. Celles-ci contiennent des objets familiers sans cesse repris: le chapeau de l’artiste, sa canne, des assiettes, des fruits, des fleurs, un journal négligemment posé sur un coin de table. Mais le peintre les déplace à la manière d’un décorateur, renouvelant à chaque fois la disposition de ces objets, et donc la construction de ses toiles, toujours très rigoureuse. On notera aussi l’apparition fréquente d’un chien ou d’un chat: quelque peu misogyne, Borgeaud les préférait semble-t-il aux femmes, dont pourtant il faisait une abondante consommation… L’être humain est souvent absent, ou vu de dos, sa présence seulement suggérée. C’est cette présence-absence qui crée l’étrangeté, le caractère irréel, voire un peu inquiétant des tableaux du peintre vaudois, qui peuvent faire songer parfois à ceux de Magritte. Tout ce que comportent ses toiles est simple, familier, quotidien, mais comme figé dans le silence et un espace intemporel, non dénué de poésie.

Le peintre de la «vraie» Bretagne
Marius Borgeaud est surtout célèbre pour ses tableaux bretons. Il n’est de loin pas le premier à avoir découvert cette région de France. Celle-ci séduit alors les artistes par son côté «pittoresque»: une terre catholique, fruste, où les femmes sont encore vêtues de leur costume et de leur coiffe traditionnels, les hommes en sabots… Ces clichés sur la Bretagne ont été forgés notamment par Chateaubriand et le roman Les Chouans de Balzac. La Bretagne va connaître une vogue extraordinaire avec Gauguin et l’école de Pont-Aven.

Borgeaud est séduit lui aussi. Dès 1910, il s’installe durablement à Rochefort-en-Terre, dans le Morbihan. Mais il ne peint ni calvaires, ni processions, ni marins, ni femmes en prière! Il ne fait pas dans la «bretonnerie». Son œuvre est résolument hors des sentiers battus. Il peint surtout des bistrots, des pharmacies – dont les pots alignés permettent de belles compositions – et des mairies. Ce dernier thème est à mettre en rapport avec sa francophilie. Pendant la guerre de 1914-18, il est férocement antigermanique. Or, la mairie, avec sa statue de Marianne, c’est la quintessence du civisme républicain. On y remarquera, dans ses toiles, la présence très fréquente d’images d’Epinal, de caractère soit religieux, soit patriotique (le général Joffre). Voilà un autre aspect très intéressant de l’œuvre de Borgeaud: il affectionnait – et collectionnait – ces images populaires et naïves. En cela, il se rapproche du Douanier Rousseau, dont on pourra voir aussi quelques toiles à l’Hermitage. Est-il besoin de dire que la «naïveté» de Marius Borgeaud est celle, très concertée, d’un homme cultivé? Rien de commun entre lui et les «artistes malgré eux» de l’Art Brut.

A coup sûr, cette exposition consacrée à un artiste d’un abord «facile», mais extrêmement subtil, séduira un nombreux public. Il faut louer à ce propos le soin qu’a mis la Fondation de l’Hermitage à en procurer les clefs, y compris par une vidéo explicative. Et, cerise sur le gâteau, la maison de l’Hermitage elle-même! Cette de-meure bourgeoise aux beaux salons, aux parquets de bois et aux cinquante fenêtres est un peu le pendant des toiles de Borgeaud, où l’intimité et le caractère confiné d’une pièce sont contrebalancés par une ouverture vers l’extérieur. Il y a de la magie dans les toiles sereines de Marius Borgeaud.

«Marius Borgeaud», Fondation de l’Hermitage, Lausanne, jusqu’au 25 octobre.