L’art du Louvre sous l’occupation allemande vu par des yeux russes

Cinéma • La Cinémathèque suisse présente en avant-première «Francofonia», du russe Alexandre Sokourov, que ce dernier avait refusé de présenter au festival de Cannes. Un film qui interroge le statut de l’art dans la société et l’histoire avec pour cadre le musée du Louvre à l’époque de l’occupation allemande.

Jeudi 29 octobre à Lausanne, la Cinémathèque suisse présentera en avant-première le dernier film du cinéaste russe Alexandre Sokourov, Francofonia, en présence de l’acteur principal, Louis-Do de Lencquesaing (rôle de Jacques Jaujard). Ce film que Sokourov refusa de présenter au Festival de Cannes qu’il voit désormais voué au seul mercantilisme, a été montré à la Mostra de Venise cette année. Il a pour cadre le musée du Louvre à l’époque de l’occupation allemande de la France, moment particulier qui permet au cinéaste de réfléchir à la question du statut de l’art dans nos sociétés et dans l’histoire et au rôle des musées qui monumentalisent la mémoire de l’humanité. Cette réflexion est particulièrement d’actualité au moment où, au Moyen-Orient, on laisse piller des musées (l’armée américaine à Bagdad) et détruit des sites archéologiques (Daech) en même temps qu’on transforme les grands musées occidentaux et les grandes collections en «marques» commerciales, sur place (marketing et tourisme) et dans le monde (le Louvre à Abou dabi, le Guggenheim et ses succursales). Au moment où l’art est devenu valeur d’échange, placement financier, objet de spéculation.

Comme à son habitude, Sokourov porte un regard décalé sur ces phénomènes. Il étrangéifie ce qu’il montre et ce qu’il évoque de telle sorte qu’on est amené à le voir autrement. Dans ce film, comme dans L’Arche russe (qui était tourné à l’Hermitage de Leningrad-Pétersbourg) et dans Elégie de la traversée (qui nous conduisait au musée Boijmans de Rotterdam), cette confrontation avec l’art avant tout pictural est inséparable d’une interrogation sur l’histoire. L’historicité qui est enclose dans les toiles, les scènes représentées et plus encore les portraits, les regards qui viennent à nous depuis des centaines d’années, l’historicité de la constitution des musées et le sort qu’on leur fait de nos jours. Ainsi, les premiers sons (sur fond noir) et les premières images sont celles d’un cargo transportant sur une mer déchaînée des containers d’œuvres d’art au risque de faire naufrage. L’un des premiers tableaux du Louvre est, vu de biais, l’immense Radeau de la Méduse de Géricault. Dès lors, la Deuxième Guerre mondiale vient exacerber cette contradiction entre la profondeur, l’humanité et la grâce (parfois violente, grotesque) des œuvres d’art et les comportements des sociétés, qu’il s’agisse de la corruption morale, de la cupidité, de la brutalité criminelle, de la sauvagerie guerrière. Mais cette contradiction – qui éclate quand on voit la Wehrmacht défiler dans Paris ou Hitler visiter la ville déserte qu’il vient de conquérir – se déploie dans un passé plus lointain comme dans le présent. Dans le passé avec la figure de Napoléon, pantin narcissique (le cinéaste a-t-il vaguement pensé au «modèle» Sarkozy?), l’empereur parcourt les salles du Louvre en disant «C’est moi, c’est moi tout ça! c’est grâce à moi…», indication du caractère prédateur de tout musée, de toute collection, problème aujourd’hui soulevé par les pays qui furent colonisés ou pillés «légalement» (il se trouve toujours quelqu’un pour vendre un monument, un masque, etc. pour donner bonne conscience à l’envahisseur).

Contraste entre Paris et Leningrad
«Quiconque professe le matérialisme historique, écrivait Walter Benjamin dans ses «thèses sur le concept d’histoire», ne peut envisager les «biens culturels» que d’un regard plein de distance. «Car dès qu’on songe à leur origine, comment ne pas frémir d’effroi? Ils ne sont pas nés du seul effort des grands génies qui les créèrent, mais en même temps de l’anonyme corvée imposée aux contemporains de ces génies. Il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi un document de barbarie. Et la même barbarie qui les affecte, affecte tout aussi bien le processus de leur transmission de main en main.»

La Marianne républicaine, hâve et triste, psalmodiant «Liberté, égalité, fraternité», réprouvée sous Vichy mais qui vivait dans la résistance, errant à son tour dans les salles, est-elle aujourd’hui autre chose que la pourvoyeuse du tourisme culturel de masse? Elle erre guidée par Napoléon. Demain elle sera avec les containers dans un avion-cargo, vouée à la force indifférente des flux.

La mainmise des nazis sur les trésors artistiques des pays vaincus – un organisme dédié à cette tâche, le Kunstchutz, y veillait au prétexte de leur protection – est donc un avatar supplémentaire des actes prédateurs qui présidèrent à leur rassemblement. Les «intérêts du patrimoine rencontraient le totalitarisme», dit le commentaire. Mais là aussi l’inégalité règne et le film compare les sorts si différents que furent ceux de l’URSS et de la France dans la guerre hitlérienne. Le film soulève ici un aspect délibérément mis sous le boisseau en Europe et dans l’approche «militaire» de la guerre que distillent les commémorations: la France capitule et collabore, mais elle est vue comme une partie intégrante de l’Europe nouvelle construite par les nazis «contre le bolchévisme». L’URSS, en revanche, est à détruire: les êtres humains comme les monuments, les villes et les villages. Une guerre d’extermination d’un côté, une annexion de l’autre.

Dans le film, des documents d’actualité concernant le siège de Leningrad, les bombardements de la ville et de l’Hermitage, le million de morts civils du siège, morts de faim et de froid quand ce n’était pas sous les bombes, font un violent contraste avec la quiétude polie qui règne à Paris, les rapports du vainqueur et du vaincu. Sokourov ne s’attarde guère sur le sort des résistants (quelques images pourtant) et ignore celui des Juifs. Il ne s’intéresse pas aux restrictions de tous ordres qui pouvaient affecter les habitants. Mais il est vrai que l’échelle n’est pas la même. «Un seul ennemi, le bolchévisme» est alors le mot d’ordre. Ou le «judéo-bolchévisme», puisque les deux mots étaient alors associés dans la même détestation.

Où il s’agit de la Russie
Taxera-t-on Sokourov de «poutinisme», avec ce schématisme, cette pauvreté de jugement qui affecte volontiers les commentateurs quand il s’agit de la Russie, en le voyant opposer la souffrance du peuple russe opposée à une forme de décadence de la France (trahison des élites politiques, complaisance des intellectuels)? En relevant qu’il insère une photo de Staline parmi les images terribles du siège de Leningrad? Ce serait s’aveugler sur les propos qui nous viennent de là-bas et qui ne sont guère éloignés de ceux de Svetlana Alexievitch, la récente Prix Nobel de littérature, quand elle s’interroge sur la destinée de son peuple. Tous deux vivent une situation de crise dans la culture qui les a vus naître, ils ont été formés à l’époque soviétique et s’ils ont souffert de ses contraintes, demeurent stupéfaits et indignés du basculement de leur pays dans la corruption, le cynisme des forts et la relégation des faibles, leur effacement (comme le montre aussi le dernier film d’Andrei Kontchalovski, Les Nuits blanches du facteur sur un village «oublié» de l’Etat dans le lointain Arkhangelsk). Leur situation, si elle n’est en rien comparable à celle où se trouvait Benjamin quand il écrivit ses thèses, réfugié en France, bientôt enfermé dans un camp pour étrangers et acculé au suicide quand il vit déferler l’armée nazie sur la France et la frontière espagnole lui être interdite, leur donne une lucidité comparable sur les phénomènes qui vient de la profondeur qu’ils donnent à leur regard.

Simultanément à la sortie du film de Sokourov, les éditions de L’Age d’Homme à Lausanne, publient un ouvrage du cinéaste qui s’y révèle mémorialiste, essayiste, poète, narrateur, diariste: Au milieu de l’océan.

A voir en avant-première le jeudi 29 octobre à 20h30 au cinéma Capitole à Lausanne, en présence de l’acteur principal, Louis-Do de Lencquesaing (rôle de Jacques Jaujard), ou dans les salles de Suisse romande dès le 25 novembre.

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