La danseuse entre la marionnette et l’humain

THÉÂTRE • Le 16e Festival international de la Marionnette en Pays neuchâtelois ouvre avec « VieLLeicht » de Mélissa Von Vépy sur une belle réflexion concernant la manipulation. Le théâtre de marionnettes est une métaphore toujours renouvelée sur les rapports de pouvoirs. Mais aussi une interrogation à nulle autre pareille sur les forces sociales et gravitaires à l’oeuvre dans tout parcours de vie.

Double jeu entre légèreté et pesanteur

«Le théâtre est l’un des lieux où s’est réfugié aujourd’hui le savoir du corps que nous avions oublié… L’acteur au sommet de son art est une marionnette; joué par autre chose – ou par quelqu’un d’autre que lui», écrit le dramaturge et metteur en scène français Valère Novarina dans Lumières du corps. «Sur scène, une femme, bien humaine, est en condition de marionnette, c’est-à-dire avec des fils reliés à ses membres, dont on ne sait pas ce qui est au bout, ou qui est au bout. À terre, emmêlée et contrainte dans ses mouvements, elle va chercher à s’en sortir, à rétablir une verticale», détaille Mélissa Von Vépy.

Reliée à d’impressionnants filins mis en réseau par un système de contrepoids que la performeuse et danseuse manipule avec son énergie propre, elle s’élève avant d’être ramenée brusquement au sol. Les mouvements produits sont tout à la fois aériens, grotesques, burlesques, jubilatoires, empêchés et débondés, dramatiques et ironiques, heurtés ou d’amplitudes variées. Un vrais ballet mécanique ici en lutte avec soi et des forces indécidables, comme aurait pu l’inventer un des pères du Bauhaus allemand, Oskar Schlemmer. Celui qui est aussi chorégraphe n’a d’ailleurs cessé d’expérimenter rapports et accords entre notamment mouvements, décors, costumes, lumières, matériaux pour dessiner ce qu’il appelle «un espace théâtral où la structure architectonique doit être subtilement déterminée par la mesure du corps humain». Un constat dont Mélissa Von Vépy semble se souvenir ici après les chorégraphes Alvin Nikolais et Philippe Decouflé.

Sur le plateau, une brume en fumerolles étend son empire. Une atmosphère orageuse a fait s’échouer une immense croix à quatre branches, sorte d’ancre sous-marine, matrice ou étrange aéronef extraterrestre pouvant rappeler que le mot «travail» est dès l’origine dérivé du latin «tripalium» exprimant un instrument de torture à trois poutres. Ce dispositif évoque ensuite plus surement  a croix ou manette de commande: l’élément primordial pour bien articuler une marionnette à fils métamorphosée ici en pantin à mi chemin entre l’automate et l’humain.

De l’informe à la forme, des pieds entrent en mouvement, une anatomie redessine ses contours émergeant de la gangue métallique qui fait son poids: 180 kilos. Partie ensuite en suspension entre ciel et terre, elle retient alors dans ses filins d’épaisses cordes une performeuse désormais «marionnettisée». Ainsi débute VieLLeicht (un jeu de mots graphique et de sens oscillant de «peut-être» a «très léger») de Mélissa von Vépy qui refigure la question du double (l’actrice et l’effigie), de l’entre-deux (littéralement en apesanteur dans le spectacle) faisant dialoguer l’animé et l’inanimé, le manipulateur et le manipulé, le réel et l’imaginaire, le matériel et le spirituel. Autant de dimensions qui sont les fondements de la pratique marionnettique.

Mais aussi du vécu social. «Jamais nous n’avons eu autant de possibilité de vivre léger, pourtant la vie quotidienne semble de plus en plus pesante», pose le philosophe et sociologue français Gilles Lipovetsky dans son essai, De la légèreté. Il ajoute que «civilisation du léger ne signifie pas existence légère», tout en rappelant que le philosophe allemand Friedrich Nietzsche «rattachait l’esprit de lourdeur au fardeau de la transcendance des arrières-mondes, aux idéaux de la religion, de la morale, de l’Etat empêchant l’homme de vivre léger. Il est indéniable qu’avec l’hypermodernité, la force contraignante des grandes valeurs idéalistes s’est dissipé, cependant l’esprit de pesanteur lui, ne s’est nullement évanoui tant il se prolonge sous la forme de la mésestime de soi, de la dépression, de l’anxiété.»

On songe à ce qu’avance encore Valère Novarina: «L’acteur n’est pas quelqu’un qui s’exprime, mais un dédoublé, un séparé, un qui assiste à lui, un spectateur de son corps, un homme qui va hors d’homme. Un spectateur de sa passion. Au théâtre, c’est toujours la sortie du corps humain que l’on vient voir. On vient pour l’offrande du corps: corps porté, corps offert… Il y a dans le pantin et dans l’acteur la véritable offrande de soi.» (Lumières du corps). Au fil de VieLLeicht, Melissa Von Vépy est ce pantin à chevelure rousse flottant comme une oriflamme, affichant costume androgyne et visage d’abord cendré de blanc, se débat et s’insurge. Il semble soucieux moins de s’affranchir de ses liens ou «cordons ombilicarcéraux», comme dirait le dramaturge irlandais Samuel Beckett, que de maîtriser le poids qui l’asservissent ainsi que les forces qui pourraient le manipuler afin de se mouvoir sur un mode émancipé.

Du cheval évoqué à la figure féminine de Rosine

Sur fond de rumeurs de chevaux lancés au galop on assiste ainsi, un temps, à une sorte de travail en longe de Mélissa Von Vépy, qui se métamorphose en cheval. En effet, bien avant qu’il ne soit monté, le  cheval commence par un travail à pied, ce que reproduit alors la danseuse rattachée à une immense croix métallique au sol. Avant de passer au trop et au galop. Dans le mode du dressage d’une anatomie, on retrouve ensuite plusieurs postures de ballerine classique sur pointes en passant par les fameuses positions des bras et des pieds. Retenue par les filins, se déploie un dialogue de bras et de jambes, complicités de pointes, de lignes, de verticales, oppositions de torsion ou d’appuis. C’est savant, inventif et parfois proche des images iconiques de la plus grande première danseuse de ballet de la seconde moitié du siècle dernier, Sylvie Guillem et son monté vertical de jambe gauche décliné jusque dans des publicités pour marques horlogères.

En suspension, la danseuse et performeuse progresse par tractions successives comme une alpiniste en rappel dans le vide, voire une yamakasi passée maître dans l’art du déplacement urbain entre ciel et terre. Ou plutôt au fil d’un sillage de plongée en apnée subaquatique, jouant parfaitement des filins pour basculer d’une verticalité fléchée à son inversion tête en bas comme dans un jeu de tarots. Avec retenue et épure, ses progressions et suspensions en apesanteur ne versent jamais dans l’exercice virtuose façon show acrobatique à Las Vegas ou pour le prime time circassien. Clin d’œil cinéphilique possible. la progression de la performeuse n’est alors pas sans rappeler, en plus lent et apprêté,  celle de Tom Cruise dans l’un des volets du blockbuster Mission impossible où, retenu par des câbles, il ne doit outrepasser une certaine limite au-dessus du sol, sous peine de déclencher des alarmes.

Entre des fracas métalliques prompts à générer des dissonances dans la perception d’une grâce fêlée et déstructurée par la solitude et la désespérance d’être prisonnière, on entend un mot (« Vincero ») extrait du Barbier de Séville de Rossini.  L’opéra est tiré de la pièce éponyme de Beaumarchais Selon le dramaturge : «Nous ne sommes pas ici en France où l’on donne toujours raison aux femmes ; mais, pour vous en ôter la fantaisie, je vais fermer la porte». Dans Le Barbier de Séville de Beaumarchais, le personnage de Rosine  recoupe cette idée. Elle y campe la pupille orpheline de Bartholo, médecin noble qui l’a recueillie. Rosine n’apparaît pas seulement comme ignorante et étouffée par l’autorité abusive de son tuteur. Au fil de la pièce, elle se forge un caractère plus libertin, porté à la révolte, mettant au défi la possession et la jalousie de Bartholo. En effet, convoitée à différents degrés tout au long de la pièce, elle joue le rôle d’une femme admirée, caractère renforcé par le fait qu’elle représente l’unique personnage principal féminin de la pièce. Une personnalité naïve, cependant placée au centre de l’œuvre. Elle est dotée  d’un caractère manipulé et manipulateur que reproduisent de manière très concrètes les évolutions scéniques de Mélissa Von Vépy , et enfin sur la figure emblématique qu’elle représente durant son siècle.

VieLLeicht témoigne de l’extension du domaine de la marionnette due à la porosité des frontières de cet art. Les marionnettistes préfèrent souvent véhiculer leur travail sur des appellations à géométrie variable et très ouvertes de théâtre de figure, de formes animées ou d’effigies. Mélissa von Vépy fait partie de ces nombreux artistes venus d’autres disciplines tels que le théâtre d’acteur, la performance, le cirque, la danse, la magie nouvelle… pour animer la matière, élaborant leurs créations dans la mise en jeu conjointe de l’image, du corps marionnettisé ou non et de l’objet. A ses côtés, on peut citer la physique des matériaux de Pierre Meunier, les ballets de sacs en plastique (L’Après-midi d’un foehn) puis de princesses ensauvagées essorant les figures tutélaires des mémoires de formes du masculin (Belle d’hier) signés Phia Ménard ou les chorégraphies de choses d’Etienne Saglio (Monstre(s)).

Voici une poésie grinçante des engrenages, des rouages, de l’humain pris dans une toile d’araignée de poulies et contrepoids qui le jouent, mais dont il peut aussi jouer. Le dispositif évoque l’art d’un Tinguely autant que La Colonie pénitentiaire signée Kafka voire Matrix des frères Wachovsky. Il pourrait figurer ici le dedans d’un cerveau où le bricolage machinique parvient à tenir l’univers en équilibre, contre toute attente. Mais c’est surtout au manga culte, Ghost in the Shell, adapté au cinéma d’animation par Mamoru Oshii que l’on songe. Les six filins ou cordons d’alimentation placés aux hanches, poignets et chevilles de la performeuse suspendue  ne sont pas sans évoquer la figure du  major Motoko Kusunagi, un cyborg féminin qui se découvrira progressivement une conscience si ce n’est une âme. Ce jusque dans les positions fœtales reconduites dans les airs au fil du spectacle. Dans la fable de science-fiction japonaise, ce cyber organisme combat d’ailleurs le Maître des marionnettes (Puppet Master), un organisme virtuel  si complexe en termes d’informations qu’il prend conscience de sa propre existence.

Dans le sillage hyperplasticien à surdose d’étrangeté poétique du travail du circassien, danseur metteur en scène et comédien suisse James Thierrée (Tabac rouge, La Symphonie du hanneton), de sa sœur, Aurélia Thierrée (Murmures des murs) ou de la chorégraphe et danseuse Kaori Ito (Island of no memories, Asobi) le spectacle maraude sur le terrain d’une esthétisation raffinée et parfois trop littérale de l’image. Elle rime avec des catégories rarement interrogées telles que «la grâce» et  le sublime» qui ont historiquement et picturalement partie liée avec une forme de terreur et de ruines. Melissa von Vépy a fait appel à un vieux complice, l’homme de théâtre français Pierre Meunier (Le Tas, Le Chant du ressort, Forbidden sporgersi). Ce dernier parvient en cherchant dans les corps, les énergies, les matériaux, à toucher des zones inconscientes, kinesthésiques, qui relèvent moins de l’intelligence et de l’émotion, que de la sensation et la pulsion.

Côté chorégraphie, la jeune femme collabore avec Sumako Koseki, chorégraphe en danse japonaise butô qui renvoie à nos «mémoires archétypales» et s’axe sur la technique du KI ou énergie cosmique qui relie notre centre et l’environnement. Son travail développe les notions particulières du temps-espace, de « dedans-dehors ». Il permet de traverser différents états: animal, fœtal, minéral, pour approcher l’art de la scène, lieu de la « réalité fictive ».

D’où ces gestes d’arbre mort mais aussi cette jubilation extatique qui se tuile à un désespoir sans fond, à une résignation pour transiter par une résistance et un jeu avec la pesanteur et l’attache, le corps entravé. D’où une danse de possession tout à la fois fluide et désarticulée comme menées par saccades et stases successives, cette manière singulière de se laisser mener par le dispositif de cordes marionnettiques tout en entrant en résistance, se débattant, dans un rapport ambivalent avec des liens tour à tour ou simultanément contraignants et incroyablement nourriciers. De là à y voir une métaphore voire une allégorie réussie de toute destinée humaine, il n’y a qu’un pas.

De la vie des marionnettes

En s’inspirant de l’essai d’Heinrich Von Kleist Sur le théâtre de marionnettes, Mélissa Von Vépy s’est peut-être souvenue qu’au sein du mouvement du Bauhaus, on le relisait avec ferveur. Peintre, décorateur de théâtre et scénographe de ballet allemand, Oskar Schlemmer y explorait en compagnie de ses élèves, la « marionnettisation » du danseur ou sa substitution par une figure construite, les règles d’un alphabet scénique qui redéfinissait la place incertaine de l’humain au cœur du monde de la rationalité mécanique.

L’écrivain allemand imagine qu’un promeneur rencontrait un soir dans un jardin public le premier danseur de l’Opéra de la ville. Lequel est fasciné les marionnettes, qui en leur théâtre peuvent atteindre un idéal de grâce, tant elles sont libérée des lois contraignantes de la gravité, de la conscience et des affects. Il met en avant le fonctionnement des marionnettes. En effet, soit elles sont soumises aux lois de la pesanteur, soit elles y échappent totalement. Leur grâce provient du fait qu’elles sont en même temps soumises et non soumises aux lois. La chorégraphe, danseuse et circassienne explique : «Selon Kleist, les fils qui dirigent la marionnette sont comparables au chemin qui mène à l’âme du danseur; ils sont noirs, les fils de VieLLeicht, difficilement domptables, liens à la fois contraignants, nécessaires et nourriciers.» Par le biais de la chorégraphie des marionnettes, Kleist met en valeur l’écriture comme trace éphémère de la disparition.

Il débute ainsi son essai qui vaut aussi pour certaines dimensions agitées par VieLLeicht : «Passant l’hiver de 1801 à M…, j’y rencontrai un soir, dans un jardin public, Monsieur C…, engagé depuis peu comme premier danseur à l’Opéra de la ville, ou il connaissait un vif succès auprès du public. Je lui dis mon étonnement de l’avoir remarqué plusieurs fois déjà au théâtre de marionnettes dressé sur le marché pour divertir la foule par de petits drames burlesques entrecoupés de chants et de danses. Il m’assura que la pantomime de ces poupées lui donnait beaucoup de plaisir et déclara sans ambages qu’un danseur désireux de perfection pourrait apprendre d’elles toutes sortes de choses. Comme le propos me semblait, dans le ton, plus qu’une simple boutade, je m’assis près de lui pour mieux connaître les raisons sur lesquelles il pouvait
bien fonder une affirmation aussi
étrange. Il me demanda si je n’avais pas en effet trouvé certains
mouvements des poupées, surtout des plus petites, très gracieux dans la danse. Je ne pus le nier. Téniers
 n’eût pas peint de façon plus
charmante un groupe de quatre
paysans dansant la ronde en vive
cadence. Je m’informai du mécanisme de ces figures et demandai
comment il était possible de commander leurs membres en tous points, comme l’exigeait le rythme des mouvements ou de la danse, sans avoir aux doigts des myriades de fils. Il répondit qu’il ne fallait pas m’imaginer que chaque membre était avancé et retiré par le machiniste, aux différents moments de la danse. Chaque mouvement avait un centre de gravité; il suffisait de commander celui-ci, à l’intérieur de la figure; les membres, qui n’étaient que des pendules, obéissaient d’eux-mêmes de façon mécanique, sans qu’on y soit pour rien. Il ajouta que ce mouvement était très simple: chaque fois que le centre de gravité était déplacé en ligne droite, les membres se mettaient à décrire des courbes; souvent même, agité de manière purement fortuite, le tout adoptait une sorte de mouvement rythmique, qui ressemblait à la danse.»

Hors de soi

Cette parabole n’est pas sans rimer avec le Paradoxe sur le comédien (1830), essai sur le théâtre du philosophe français Denis Diderot. Son idée centrale est que le comédien et donc tout créateur, doit être l’observateur de sa propre sensibilité. Il se voit, se critique et se juge. Mais on a cru voir dans ce dialogue mystérieux le déni de la sensibilité elle-même. Pour émouvoir, l’acteur doit s’abstenir de toute émotion. Ce afin d’exprimer une palette émotive qui doit précisément se passer de tout affect personnel.

En présentant ses liens au public, comme on exhibe en offrande un fardeau, les restes d’une opération chirurgicale, mais aussi le souvenir d’une membrane placentaire ayant nourri ce que l’on est devenu, Mélissa Von Vépy renoue avec le meilleur de la danse expressive allemande qui ne saurait se résumer à l’étiquette «danse théâtre». Celle de Pina Bausch au mouvement fluide et cassant, lyrique et désespéré, chargé d’une puissance tellurique qui met en lumière la violence profonde de gestes anodins. Celle de la chorégraphe et danseuse allemande Reinhild Hoffmann dans Pierres, où de lourds minéraux entravent l’interprète dans ses mouvements tout en la refigurant et la formatant. Il y a ainsi ici le lointain souvenir des solos d’Hoffmann. Avec cette rage vitale et doloriste d’aller jusqu’au bout de la souffrance, des limites corporelles on voyait l’Allemande entravée, haletante, luttant avec des pierres, des madriers ou piégée par un sofa qui maintenait à distance son désir d’échappée. Avec VieLLeicht, la vitalité de l’art de la marionnette et la fascination qu’il exerce sur les imaginaires ne seraient se réduire aux horizons d’attente d’un certain jeune public et aux valeurs consensuelles.

Bertrand Tappolet

VieLLeicht.  30 et 31 octobre 2015 au Festival International de la Marionnette. Théâtre du Passage, Neuchâtel. Rens.: www.festival-marionnettes.ch / 1er et 2 décembre 2015. Théâtre Am Stram Gram, Genève. Rens.: www.amstramgram.ch