Genève vise le ratio d’un inspecteur pour 10’000 salariés

Genève • Le Grand Conseil genevois pourrait faire du canton le champion des contrôles du marché du travail, avec des inspecteurs syndicaux qui auront accès aux entreprises. Ceci toutefois au sein d’un cadre légal qui demeure très peu contraignant.

«Après le 9 février, les patrons ont compris que s'ils ne souhaitaient pas de fermeture des frontières, il fallait protéger les salaires». estime Joel Varone, d’UNIA. ©Carlos Serra

Les 12 et 13 novembre prochains, le Grand Conseil genevois votera sur la création d’une inspection paritaire des entreprises (IPE), un organisme qui viendra compléter l’actuelle Inspection cantonale du travail (OCIRT) et dont l’objectif sera de lutter plus efficacement contre la sous-enchère salariale et sociale pratiquée dans le canton par les patrons. Pour rappel, c’est pour faire face à ce fléau que la Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) déposait en 2012 son initiative «Pour un renforcement du contrôle des entreprises. Contre la sous-enchère salariale», dénonçant les contrôles insuffisants pratiqués par l’OCIRT face à la mise en concurrence accrue des salariés et la dégradation de leurs conditions de travail.

La faîtière syndicale y proposait l’engagement d’ inspecteurs supplémentaires au sein d’une nouvelle entité pilotée par les syndicats, proposition immédiatement rejetée par l’Union des associations patronales genevoises (UPAG). Au final, c’est le Tribunal fédéral qui avait dû trancher, déclarant l’initiative valide, à condition que l’inspection proposée ne soit pas réalisée uniquement par les syndicats. En novembre, c’est donc un contre-projet à cette initiative, intégrant les exigences du Tribunal fédéral, qui sera soumis au Grand Conseil, avec le soutien des syndicats et du patronat.

Il prévoit la création d’une inspection paritaire composée de 12 inspecteurs patronaux et de 12 inspecteurs syndicaux. En outre, les effectifs de l’OCIRT seront également augmentés pour atteindre 24 équivalents temps plein, ce qui augmentera considérablement le nombre d’inspecteurs dans le canton. «Genève deviendra ainsi l’un des seuls lieux au monde qui respecte le ratio d’un inspecteur pour 10’000 salariés, fixé par l’Organisation internationale du travail (OIT)», se réjouit Joël Varone, secrétaire syndical à UNIA et porteur du projet, en précisant que jusque-là, ce ratio était d’un pour 20’000 environ, chiffre approchant ceux des pays en voie de développement.

«Avant, les syndicalistes pouvaient être chassés pour violation de domicile!»
Mais qu’est-ce qui a fait changer le patronat d’avis, au point de le voir soutenir aujourd’hui ce nouveau projet? «L’UAPG a dû se plier à la décision du Tribunal Fédéral, et puis la moitié des postes d’inspecteurs créés seront désignés par les patrons», explique Joël Varone. «Ensuite, le patronat a probablement estimé qu’il ne gagnerait pas contre une telle proposition en votation populaire. A Genève, il est en outre relativement uni pour défendre les accords bilatéraux, et il a sans doute réalisé que ceux-ci pourraient être mis en danger s’il ne lâchait pas certains compromis en faveur des salariés. Après le 9 février, les patrons ont compris que s’ils ne souhaitaient pas une fermeture des frontières, il fallait protéger les salaires! Cela a permis de négocier un certain nombre de choses», ajoute le syndicaliste.

Un système unique en Suisse voire en Europe
Outre une augmentation du nombre d’inspecteurs, que changera la nouvelle IPE par rapport aux inspections cantonales déjà existantes, comme l’OCIRT à Genève? «Elle permettra a des personnes nommées par les syndicats de se rendre sur le lieu de travail alors que maintenant elles peuvent en être chassées pour violation de domicile. Il s’agit d’un grand pas en avant!», estime Joel Varone, qui précise que s’il devait être créé, l’organisme serait unique en Suisse, et demeure rare en Europe, les inspections étant généralement réalisées par l’Etat.

Le syndicaliste admet toutefois que le projet ne constitue pas non plus une «solution miracle». Les contrôles effectués par les inspecteurs porteront ainsi, notamment, sur les infractions à la loi sur le travail, qui demeure extrêmement peu contraignante en Suisse. En outre, ceux-ci ne pourront directement contrôler les salaires, à moins d’un mandat donné par une commission paritaire, d’un contrat type de travail ou d’une entreprise soumise aux usages. En l’absence d’un salaire minimum fixé par la loi suisse, ce sont en effet les conventions collectives qui traitent de cette question, contrôlées par les commissions paritaires. «Il s’agira donc d’essayer de développer une collaboration avec elles», souligne le syndicaliste.

Finalement, si l’ IPE pourra, suite à ses observations, demander à une entreprise de se mettre en conformité, seul l’OCIRT sera habilité à provoquer la mise en œuvre des sanctions pénales prévues par la loi. Or, cette instance n’utilisait jusque-là que très peu cette possibilité. Selon rapport sur l’inspection du travail du SECO, seules 11 sanctions pénales ont ainsi été rendues en 2014 pour des infractions à la loi sur le travail, assorties d’amendes d’un montant total de 17’600 francs. Joel Varone espère toutefois que le nouveau système permettra de mettre plus de pression aussi bien sur les employeurs que sur l’Etat: «Avant, les syndicats n’étaient pas forcément au courant de la mise en demeure de telle ou telle entreprise par l’OCIRT. Avec le nouveau système, ce travail de décision et de sanction nous sera connu, ce qui nous donnera une meilleure connaissance du marché du travail. En outre, nous pourrons le cas échéant faire recours, ce qui provoque une forme de pression. Dans tous les cas, la multiplication du nombre de contrôles en entreprise poussera sans doute l’OCIRT à transmettre plus de cas aux procureurs», estime le syndicaliste.

Un indispensable travail de terrain
L’enjeu principal se situe cependant, peut-être, dans le travail de terrain et la communication avec les salariés: «Si une entreprise n’accorde pas les pauses correctes à ses employés et qu’un inspecteur le constate, l’entreprise peut tout à fait recommencer une fois que celui-ci a le dos tourné, ou lui soumettre des plannings bidons s’il revient! La présence de salariés décidés à défendre leur droits et à parler s’avère donc fondamentale. Il s’agit d’un outil pour eux, mais il ne sera pas efficace s’ils ne se l’approprient pas», estime Joël Varone.

Lors de la présentation publique du projet lundi dernier, de nombreux syndicalistes ont du reste souligné l’importance de créer un lien de confiance entre inspecteurs et salariés. «Aujourd’hui, il peut arriver qu’un inspecteur passe dans une entreprise mais qu’il parle peu aux salariés, qui ne comprennent même pas ce qu’il fait. Cela ne doit pas se passer comme ça!», relevait l’un d’eux. «Il ne s’agit pas seulement de contrôler des faits mais de parler aux gens», ajoutait une autre. Pour Joel Varone également, «la question de l’accès aux travailleurs est centrale, et sans la présence du chef», afin que ceux-ci puissent parler librement de leur situation. Au-delà des outils mis en place, tout l’enjeu se trouve peut-être là. Renouer, tout simplement, avec les travailleurs. Un lien de confiance qui pourrait être établi plus facilement par des syndicalistes, mais qui demeure un défi pour tout-e-s.