Le message des révoltes de 2005 n’a pas été entendu

France • Dix ans après les émeutes qui avaient secoué les banlieues françaises à la fin octobre 2005, Saint-Denis, en banlieue parisienne, a accueilli un colloque sur la situation des quartiers populaires. «De l’épouvantail du délinquant à capuche, on a fait du jeune de banlieue un djihadiste en puissance pour mieux l’exclure et s’en dédouaner», estime un participant. Reportage (paru dans l'Humanité)

Au cours des émeutes de 2005, de nombreux véhicules avaient été incendiés.

Par Aurélien Soucheyre, paru dans l’Humanité

« Je me souviens de voitures calcinées, de façades léchées par les flammes, du bruit des hélicoptères. Mais j’ai surtout un souvenir télévisé des révoltes de 2005», raconte Pierre, habitant du centre-ville de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). «La commune avait été moins touchée que d’autres après la colère qui a suivi la mort de Zyed et Bouna, à Clichy-sous-Bois, mais le sentiment de révolte était le même. Nous étions allés au-devant des violences, pour dialoguer, pour comprendre et traduire ce cri d’alerte, avec une présence humaine et citoyenne très dense », se rappelle le maire Didier Paillard. Dix ans après, la ville organisait, du 23 au 25 octobre, un colloque intitulé «Ma banlieue n’est pas un problème, elle est la solution», avec l’objectif de remettre, à terme, un Manifeste des quartiers populaires au président de la République.

«Sans justice sociale, la police peut vite incarner l’injustice»

«Il faut continuer à construire ici et interpeller l’État. Il ferait bien de se pencher sur les territoires qu’il méprise pour y assurer l’égalité, non pas uniquement pour prévenir un nouvel embrasement, mais tout simplement parce qu’il en va de son devoir», mesure Natacha*. En 2005, son cousin William* avait bravé le couvre-feu. «C’est presque un souvenir étranger aujourd’hui. Je me souviens qu’en 1998, tout le monde s’aimait. Les perspectives étaient bonnes. En 2002, il y a ce coup sur la tête quand Le Pen arrive au second tour. Puis Sarkozy arrive et provoque. Je l’ai détesté immédiatement. Ce qui est fou, c’est qu’il a lui-même joué selon les codes de la racaille de cour d’école! Au lieu de parler de l’exclusion à régler dans les quartiers, il a dit que le problème c’étaient les habitants. C’est fort quand même. Il jouait au flic dans ce qu’il y a de pire dans le cliché du flic. Les tensions et le mal-être avec la police étaient forts. Et d’un coup ça devient instinctif. Zyed et Bouna sont tués, et c’est comme si c’était bien fait pour leur gueule. Je ne peux pas parler pour tout le monde, mais on avait l’impression qu’on avait le droit d’être violent, que le ras-le-bol nous y autorisait.» A 17 ans, pendant deux nuits, il a couru dans les rues, suivi ceux qui brûlaient poubelles et voitures pour attirer la police. «Mon père m’a coincé. Il m’a dit: “Tu veux aller en prison ? Tu crois que c’est malin de brûler la voiture du voisin?” J’ai eu la rage contre lui. Mais la rage ça finit toujours par redescendre. Aujourd’hui, la politique, je m’en fous. Mais j’imagine que certains sont mûrs pour s’énerver.»

Sébastien* est policier à Saint-Denis. Il ne l’était pas en 2005 mais regrette les effectifs actuels. «Proportionnellement, nous sommes moins nombreux qu’à Paris. A l’échelle du pays, nous devons porter des solutions, et éviter absolument l’enfermement dans un face-à-face insoluble avec les populations. Il y a beaucoup de souffrance chez les policiers. Il faudrait changer de logiciel, revoir les formations et les objectifs, stopper les contrôles au faciès… C’est très vaste: la police sans justice sociale peut vite incarner l’injustice aux yeux de certains. Mais il faut aussi en finir avec un certain discours qui dit que les inégalités excusent tous les comportements.»

Durant le colloque, en mairie de Saint-Denis, la question des médias et de leur prisme déformant a suivi celle de la police. «La stigmatisation politique et médiatique s’est aggravée. De l’épouvantail du délinquant à capuche, on a fait du jeune de banlieue un djihadiste en puissance pour mieux l’exclure et s’en dédouaner», dénonce David Proult en marge des débats. Le maire adjoint à l’enseignement s’alarme d’une ethnicisation des maux de la société au détriment du clivage social. «Cela n’existait pas en 2005. Cette manipulation est terriblement dangereuse», lance-t-il, avant de lister ce qui s’est dégradé dans les quartiers populaires depuis dix ans. «Le message des révoltes de 2005 n’a pas été entendu par les gouvernements successifs. Le chômage a augmenté, le salaire médian a baissé, et François Hollande, élu sur un désir de gauche et de justice, préfère l’austérité aux services publics qui assurent l’égalité. Il y a un côté terrifiant: on a ici une richesse humaine formidable, avec des citoyens et des élus qui se battent en visant l’égalité et la justice sociale d’un côté, et de l’autre un gouvernement, un marché et une société qui produisent l’inverse, qui contredisent en permanence nos efforts.»

«La rénovation urbaine n’a pas rétabli la situation sociale des habitants»

Le 2 septembre 2014, 500 élèves de Saint-Denis s’étaient retrouvés sans instituteur le jour de la rentrée des classes. «Il a été dit à des parents de ramener leurs enfants chez eux. Il s’agit là d’une discrimination d’État dont la violence est terrible! Elus, parents et professeurs se sont mobilisés pour changer la donne. En 2015, nous avons réalisé une rentrée sous contrôle citoyen. Nous avons saisi le défenseur des droits, qui a reconnu qu’il y avait eu rupture du principe d’égalité. Partout, l’affaiblissement des services publics aggrave le sentiment de déclassement des milieux populaires», accuse-t-il. En 2005, carcasses de voitures et jets de pierres avaient été dirigés contre le lycée Paul-Éluard. «Dans la classe, le désir de République était omniprésent. C’est toujours le cas aujourd’hui. Nos lycéens, dans leur très grande majorité, ne demandent qu’à être considérés en tant que citoyens à part entière. Ceux qui ont des origines étrangères ne demandent que le moyen de réconcilier les identités multiples pour renouer avec la richesse évidente que cela constitue», mesure Jean-Pierre Aurières, professeur d’histoire-géographie.

En dix ans, il y a bien sûr eu une belle rénovation urbaine. «Un immense effort, louable, qui n’a pas du tout rétabli la dignité et la situation sociale des habitants car pour la première fois, l’État a dissocié l’intervention sur l’urbain de l’intervention sur l’humain, regrette Stéphane Peu, maire adjoint à l’urbanisme. Il faut affronter cet impensé de l’Etat qui continue à considérer qu’il y a deux catégories de citoyens. Les quartiers populaires ne sont pas des problèmes périphériques à ceux de la société, ils sont au contraire au cœur des enjeux. La gauche, si elle se coupe des couches populaires comme le fait le Parti socialiste, se coupe en réalité de son sens, de son identité, de son histoire: faire de l’émancipation une politique. Pour elle, pour le pays comme pour la République, c’est ici que se joue l’avenir.»

*Prénoms d’emprunt