La gauche doit se battre pour l’impossible

Grèce • Le plus célèbre auteur grec de polars, Petros Markaris, est né à Istanbul en 1937 et s'installe en Grèce en 1964 où il milite au sein de la gauche. Traducteur de l'oeuvre de Goethe et scénariste de Theo Angelopoulos il se met à écrire des romans la soixantaine passée. Il revient sur le tournant européen de 1981, le rapport entre Grecs et État, les liens avec l'Allemagne, et bien sûr les scénarios possibles en Grèce (paru dans l'Humanité).

Entretien réalisé par Pavlos Kapentais, Paru dans l’Humanité

Un mois après la nouvelle victoire de Syriza, comment l’analysez-vous?

PETROS MARKARIS La raison de cette victoire est très simple : Syriza n’a pas, n’a plus, un vrai adversaire politique à sa hauteur. Syriza et Alexis Tsipras sont les vainqueurs par défaut en quelque sorte… Les Grecs, plus que d’autres, personnifient la politique. Pour la plupart, ils ne votent pas réellement pour des partis, pour des promesses ou pour des principes, ils votent pour des personnes. Aujourd’hui, sans aucun doute, le personnage qui domine, c’est Tsipras. C’est pourquoi d’ailleurs presque toute l’opposition est en train de chercher l’antiTsipras, démarche stérile et stupide par excellence.

Vous n’aimez pas du tout cette personnification de la politique…

Non, pas du tout. C’est grâce à la personnification que les grandes familles politiques grecques ont été créées et ont dominé la vie politique du pays aussi longtemps. Pourquoi Georges Papandréou est élu en 2009 ? Parce qu’il est le fils d’Andréas Papandréou, fondateur du Pasok (le Parti socialiste grec ­ NDLR) et ex-premier ministre grec pendant plus de 10 ans… Avant lui, pourquoi Kostas Karamanlis est élu premier ministre en 2004 et encore en 2007 ? Car c’est le neveu de Konstantin Karamanlis, fondateur de Nouvelle Démocratie (le grand parti de la droite grecque ­ NDLR) et lui aussi, ex-premier ministre….

En quelque sorte, la Grèce a aussi inventé la démocratie héréditaire…

(souriant) Oui… Mais essayons de comprendre pourquoi. En faisant cela, le Grec cherche d’abord un « monarque généreux ». D’ailleurs, son attitude par rapport aux étrangers qui ont de fait du pouvoir en Grèce, que ce soit les Américains lors des années 1960 et 1970 ou les Allemands actuellement, est plus une attitude de sujet que de citoyen…

Le rapport du Grec à son État n’est-elle pas aussi une des raisons majeures de ce rapport que vous décrivez avec ses leaders politiques?
Oui. Le Grec considère toujours l’État comme une force qui se trouve face à lui. Pas seulement parce que cet État, il est vrai, n’a pas le souci des citoyens, mais surtout parce qu’il ne sait pas comment intervenir pour en changer le fonctionnement. Il en subit les actions et cherche celui qui va le protéger de ce mécanisme. C’est une attitude classique de sujet plutôt que de citoyen. C’est l’attitude des peuples européens avant le siècle des Lumières.

Vous parlez beaucoup dans vos livres de la relation de la Grèce avec l’Allemagne, une relation que vous êtes en position idéale de commenter.
Je suis arrivé en Grèce en 1964. Ce qui m’a tout de suite marqué, c’est le rapport des Grecs aux Allemands : ils les appréciaient bien plus que les Américains. Pourtant, pendant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands ont été les envahisseurs et les Américains les libérateurs. Pour comprendre, j’ai dû étudier l’histoire de la guerre civile grecque (de 1946 à 1949 ­ NDLR), car tout en fait commence là : les Allemands ne s’y étaient pas impliqués, contrairement aux Américains. Le sang qui a coulé à cause des Allemands avait été mis de côté, car ce fut le lot de tout le continent européen et donc perçu comme quelque chose d’inévitable.

Tandis que la guerre civile grecque est quelque chose de spécifique au pays et « qui n’aurait jamais eu lieu sans les Américains et les Anglais », comme il était coutume de dire ici dans les années 1950. C’est d’ailleurs un mythe, mais passons ! Autre élément qui jouait à l’époque en faveur de l’Allemagne : à la fin des années 1950 et au début des années 1960, des centaines de milliers de Grecs partent comme «gastarbeiter» en RFA (République fédérale allemande). Même si, évidemment, il s’agissait d’emplois d’ouvriers non qualifiés, pour ceux qui partaient et les décrochaient, c’était une aubaine : à l’époque, un emploi qui permet de se nourrir et de nourrir sa famille est un petit miracle. Cette migration va faire vivre une partie de la Grèce pendant des décennies et, en partie, créer la classe moyenne grecque. En rentrant au pays, la plupart des «gastarbeiter» vont ouvrir des petites entreprises, des petits hôtels, qui vont prospérer grâce notamment aux relations privilégiées que ces nouveaux petits entrepreneurs ont avec l’Allemagne. Évidemment, tout cela va être oublié avec la crise de 2010…

Comment décririez-vous la Grèce que vous avez découverte jusqu’à son entrée dans l’UE, et comment a-t-elle changé?
Entre 1964 et 1980, la Grèce dans laquelle j’ai vécu était un pays admirable par son niveau culturel et les valeurs auxquelles les gens croyaient. Et ce, malgré une extrême pauvreté. Avec l’entrée de la Grèce dans l’UE en 1981, le pays se retrouve soudain avec une richesse qu’il ne sait pas gérer. Andréas Papandréou, homme politique extrêmement intelligent, voit là un moyen d’asseoir sa popularité. Il détourne les fonds structurels de l’UE (alloués au pays pour créer des infrastructures ­ NDLR) et les distribue à la société en donnant, évidemment, priorité aux siens. Comme m’a confié un ex-premier ministre européen qui a voulu arrêter cela, la France et l’Allemagne lui ont vite fait comprendre qu’il ne fallait pas y penser : cela arrangeait tout le monde. Non seulement les commandes d’armement (avions Mirage, tanks Léopard) de la Grèce étaient soudain devenues immenses… Mais au-delà de l’armement, beaucoup de compagnies françaises et allemandes avaient d’un jour à l’autre trouvé un nouveau marché pour écouler leurs produits, grâce justement à cet argent qui devait au départ servir pour les infrastructures…

Comment comprenez-vous le phénomène Aube dorée, le parti néonazi grec qui occupe une place de choix dans votre nouveau livre?
Aube dorée a ses racines dans la Grèce des années 1930, dans le régime du général Metaxas (1936 à 1941 ­ NDLR). À l’époque sont créées les KEN, les jeunesses du régime. En leur sein, on vénérait l’Italie de Mussolini. C’est pourquoi d’ailleurs, quand a éclaté la Seconde Guerre mondiale, une partie de la diplomatie italienne a considéré que s’attaquer à la Grèce (*) était totalement stupide. La déclaration de guerre italienne crée un désespoir profond au sein des KEN et fait que, petit à petit, ses membres se rapprochent idéologiquement d’Hitler. Quand les troupes allemandes arrivent à la rescousse des troupes italiennes, ceux-là mêmes qui se battaient contre les Italiens trouvent naturel de s’allier aux nazis ! Ils auront donc une place de choix dans la Grèce occupée et quand éclate la guerre civile qui suit l’occupation, ils sont naturellement dans les rangs de l’armée « nationale » qui se bat contre les communistes. La victoire des « nationaux » fait que tous ces gens échapperont à toutes représailles. Ils resteront dans la police et dans l’armée et seront ensuite dans les premiers rangs de la junte des colonels. À la chute du régime des colonels en 1974, ils comprennent que leur temps est révolu et font le choix de se « diluer » au sein de Nouvelle Démocratie, le grand parti de droite fondé à l’époque. En 2011, quand Antonis Samaras, président de Nouvelle Démocratie, accepte finalement de soutenir l’application du mémorandum (contreparties à l’aide financière imposées à la Grèce par l’UE et le FMI ­ NDLr), la droite grecque commence à se diviser. C’est à ce moment-là que tous ces gens et leurs héritiers vont rejoindre leur représentant naturel, Aube dorée. Il ne s’agit pas d’un vote contestataire, c’est un vote profondément idéologique.

Quelle différence voyez-vous entre Aube dorée et le Front national?
L’extrême droite nationaliste n’est pas réellement antisystème. Elle est pour « l’indépendance nationale », pour « la nation », pour sortir éventuellement de l’euro, de l’UE, etc. Aube dorée a comme but l’abolition de la démocratie pour instaurer la dictature. C’est une différence énorme ! Aube dorée est idéologiquement beaucoup plus proche des fondamentaux du nazisme. En même temps, cela fait que Aube dorée aura beaucoup de mal à faire mieux que ce qu’elle fait actuellement, car elle ne peut pas fédérer aussi largement que l’extrême droite « modérée » qui existe quasiment partout en Europe.

L’extrême droite est-elle réellement un danger pour l’Union européenne?

Oui, on peut dire cela. Mais ce qui détruira réellement l’UE, c’est le flux des réfugiés. Cela va renforcer l’extrême droite et faire voler en éclats le mythe de l’Européen accueillant, humaniste et ouvert sur le monde. Il faudrait que les Européens viennent en Grèce pour voir l’accueil extraordinaire qui est fait aux migrants. Il y a quelques jours, un petit pêcheur a secouru 41 réfugiés naufragés au risque de faire couler son propre bateau. Et ce n’est pas du tout un cas isolé. Si je suis très critique à propos de mon pays, cela ne veut pas dire que je ne vois pas aussi tout ce qui est extraordinaire en Grèce!

Vous militez à gauche depuis toujours. Comment voyez-vous aujourd’hui la gauche européenne?
La gauche européenne s’est suicidée en 1989. C’est d’ailleurs, et bien malheureusement, le grand problème de la construction européenne. En acceptant de jouer le jeu du système elle a, de fait, signé son arrêt de mort, car la droite connaissait et connaît toujours bien mieux ce jeu-là. Surtout elle a arrêté de pousser nos sociétés vers l’avant. Jusque-là, que faisait historiquement la gauche ? Elle se battait pour l’impossible et, en faisant cela, elle gagnait tout ce qui était faisable. Toujours. C’est ainsi que les grandes avancées sociales ont eu lieu en Europe.

Aujourd’hui, en admettant le système et son mode de fonctionnement, elle ne peut plus faire cela, car elle ne regarde plus que ce qui est faisable à l’intérieur même dudit système.
Quel futur pour la Grèce?

La Grèce se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins. Soit Tsipras va appliquer ce qui est applicable dans cet accord et, par la suite, il s’appuiera sur la France et l’Italie pour remettre à plat le reste, qui est pour le moins irréalisable. Soit il ne l’appliquera pas et le pays croulera et retournera tôt ou tard à la drachme, ce qui sera une catastrophe.