Mémoires et oublis, du Pérou à Panama

Cinéma • La mémoire n’offre que du déjà vécu et su. L’oubli, lui, révèle de l’inconnu dissimulé au fond de lui. Tel pourrait être le balancement qu’interrogent une fiction péruvienne («Climas») et deux documentaires, l’un panaméen («Invasion»), l’autre cubain («Marina») présentés dans le cadre du festival Filmar en América latina, qui se tiendra du 13 au 29 novembre à Genève, Lausanne, Neuchâtel et Ferney-Voltaire.

Le 20 décembre 1989, Georges Bush déclenche une opération militaire au Panama pour, officiellement, «rétablir la démocratie» confisquée par le Général Manuel Noriega. 50’000 GI’s sont engagés. Les bombardements d’une extrême violence font de 300 à 7’000 victimes civiles selon des estimations contradictoires. Ils enflamment des maisons en bois et laissent désolés des quartiers populaires.

«Climas» de la cinéaste péruvienne Enrica Pérez est un film atmosphérique sensible à une photographie plasticienne proche de l’esthétique ciselée d’un National Geographic Magazine et à l’expression des silences. Souvent en cadrages fixes, tour à tour proches et lointains de leurs sujets, la caméra suit les parcours et tourments en pointillés de trois figures féminines. Son écriture d’inspiration quasi tchekhovienne voit la simplicité pour ne pas dire la banalité des situations et des dialogues recouvrir une réalité humaine et sociale complexe. L’intime affleure dans des correspondances subtiles avec les gestes, les sons, le cadre de vie.

Les personnage subissent des faits venus de l’extérieur ou du passé sans tenter d’avoir prise sur eux. Il y a toute une exploration du non-dit, la justification intérieure des silences, qui traduisent la vie profonde des personnages indépendamment des paroles et mieux qu’elles. En témoigne dans Climas, cette scène intensément douloureuse où une trentenaire avoue que sa fille disparue aurait eu onze ans aujourd’hui tout en refusant que sa douleur personnelle ne se résorbe dans une universalité d’expérience humaine commune. Magnifiquement inconsolable, Victoria rejoint ce que la romancière française Anne Godard a écrit dans L’Inconsalable, confrontant une mère à l’omniprésence de l’enfant mort il y a longtemps : «Tu vis contre son absence, contre la vie qui l’a permise, contre les autres, parce qu’ils oublient, et contre toi, qui ne peux rien effacer. Malgré toi, tu restes en attente d’autre chose, mais quoi?»7

Climats indécidables
En mêlant les éléments environnementaux et paysagistes: l’eau, la forêt, la montagne à des parcours archétypaux voire allégoriques. Trois femmes d’origines et d’âges contrastés recoupent autant de régions du Pérou. Filmée dans des tons chauds, Eva, une jeune adolescente s’éveille sexuellement dans une relation ambivalente avec un oncle plus âgé qui va la déflorer dans une pudique et violente scène de coït onaniste où au plaisir masculin correspond la douleur et la solitude conjuguées au féminin. Elle a encore toutes les empreintes des terres de l’enfance qu’elle ne veut quitter et, maintenant la marque d’une candeur enjouée et innocente disparue à jamais tant elle connaîtra sans doute les affres d’un avortement possible. D’un jogging cadré de face au petit matin à une course sur la même plage vue de dos au crépuscule issue de la haute bourgeoisie, Victoria porte un secret lié à un avortement qui l’enferme dans la plus haute de solitudes. Zoraida, paysanne de la cordillère des Andes, doit se confronter à des craintes archaïques, primales et inconscientes suite au retour inopiné de son fils récemment libéré de prison.

Pour la réalisatrice, le silence est multiple. Elle figure en effet des silences lourds ou fatalistes: cris de silence. Ou, au contraire, des silences légers, libérateurs. Parfois, ils ravissent, élèvent, donnent l’illusion de toucher l’impalpable, d’entrevoir l’invisible. Dans le sillage de cinéaste tels que Jane Campion et Kelly Reichard, en sa manière picturale de filmer les arbres, les lacs, les sentiers, qui ne cesse de revenir à la source des grands espaces mythiques, de mêler intime et nature, Climas est moins un film choral qu’une manière de rendre l’intime par les gestes dans des situations qui flirtent pas instants avec le mélodrame et la comédie, en donnant voie aux sentiments profonds.

L’intervention oubliée
En 2015, le Panama affiche le taux de croissance le plus élevé du continent. Mais la vitalité de ce paradis fiscal repose sur des bases criminogènes : spéculation, corruption et blanchiment d’argent. Le 20 décembre 1989, Georges Bush déclenche l’opération «Juste Cause» afin officiellement notamment de «rétablir la démocratie» confisquée par le Général Manuel Noriega et abattre cet ancien agent de la CIA «recyclé dans le trafic de drogues» ainsi que présenté à l’époque pour justifier une invasion et ses supposées «frappes chirurgicales» et «dommages collatéraux». 50’000 GI’s, dont 8’000 se trouvaient déjà dans les bases du canal de Panama sont engagés, les bombardements d’une extrême violence font de 300 à 7’000 victimes civiles selon des estimations contradictoires. Ils enflamment des maisons en bois et laissent désolés des quartiers populaires.

Invasion signé Abner Benaim est le premier documentaire panaméen à être nominé pour la course aux Oscars. Sans images d’archives, il évoque les profonds traumatismes laissé dans la mémoire collective, mais aussi l’oubli, d’un événement qui semble avoir a été tu par un grand nombre de Panaméens. Créant un roman de voix, une choralité sur fond d’atelier de création radiophonique pour certains entretiens, refigurant des scènes de réminiscences métaphoriques avec des figurants étendus à même une rue ayant vécu un carnage ou emmaillotés dans des linceuls blancs, le film arpente avec pertinence la manière dont les gens se souviennent, transforment et, souvent, oublient leur passé pour redéfinir leur identité. Le cinéaste fait ainsi témoigner une mère ayant perdu des enfants suite à un tir de missile, des personnes qui ont vu les rues remplies de cadavres ainsi que de jeunes étudiants qui n’ont aucune idée de cet événement historique.

Cuba si
Film du réel troublant du cubain d’Haliam Pérez, Marina suit le parcours de Maridad Marina Pérez née en 1926 et constitue une belle radiographie d’esprits populaires aujourd’hui à la croisée des chemins avec le rapprochement ambigu entre Cuba et les Etats-Unis. Marina et ses enfants ont vécu l’utopie de la révolution cubaine et le blocus. «Je suis 100 % fidéliste. Grâce à Fidel, ils ont pu devenir des hommes de valeur, ingénieurs, techniciens. Les autres gouvernements n’ont jamais soutenu l’éducation des gens pauvres.», confie la vielle dame dans un rire.
Une grande partie de la famille s’est exilée en Europe. Ainsi Haliam, le petit-fils de Marina, revient pour la première fois à la Havane treize ans après avoir émigré en Espagne. Il rencontre ceux de sa famille qui sont restés et leur pose la question; ces années de sacrifice avaient-elles une utilité? A la fois proches et lointains, familiers et étrangers, les protagonistes témoignent de leur vie hantée par la lutte au quotidien pour perdurer malgré tout.

Festival «Filmar en América latina», du 13 au 29 novembre. Genève, Lausanne, Neuchâtel, Ferney-Voltaire. Rens.: www.filmarlat.ch