Le jihadisme sur le terrain de la gauche

Attentats de Paris • Qui sont les jeunes qui se lancent dans le jihad? Loin de provenir uniquement des milieux défavorisés, une nouvelle génération est issue de la classe moyenne et serait mue par une volonté de solidarité de type humanitaire. Eclairage avec le sociologue Farad Khosrokhavar, directeur d'études à l'EHESS (Paris), auteur notamment de l'ouvrage «Radicalisation» et spécialiste de la question.

Les attentats de Paris ont provoqué une vive émotion dans la population, comme à Genève, ou de nombreuses personnes se sont rassemblées aux abords du Parc des Bastions. ©Carlos Serra

Suite aux terribles attentats du 13 novembre à Paris, la France et ses alliés organisent la riposte militaire face à l’Etat islamique. A l’interne, l’Etat d’urgence a été décrété. En Suisse, on discute également du renforcement des moyens accordés aux services de renseignements. Des débats sans doute inévitables après de tels événements. Au-delà des enjeux internationaux et des réponses sécuritaires, ceux-ci posent cependant une nouvelle fois la question de la radicalisation de jeunes Européens, qui, de plus en plus nombreux, partent vers le djihad. Plus que jamais, il semble nécessaire de s’interroger sur ce phénomène et ce qu’il révèle sur nos sociétés et leur évolution.

L’islam pour sacraliser la haine de la société

Il y a quelques semaines, on marquait les 10 ans des émeutes de 2005 dans les banlieues françaises. Dans le cadre d’un colloque sur la situation des quartiers populaires organisé à cette occasion à Saint-Denis, en banlieue parisienne – là même où certains des terroristes du 13 novembre étaient traqués ce mercredi -, on constatait que, si la rénovation urbaine avait pu améliorer les conditions d’habitat, le taux de chômage et le sentiment de déclassement des milieux populaires y demeuraient élevés (voir notre édition du 30 octobre). Comme l’ont souligné de nombreux médias, le quartier bruxellois de Molenbeek compte lui aussi un taux de chômage particulièrement important. Faut-il pour autant en déduire que la précarité conduit directement au djihadisme? De toute évidence, les choses sont plus complexes. Tout d’abord, la stigmatisation excessive de ces quartiers doit être évitée, la majorité des jeunes qui y résident ne demandant qu’à être considérés comme des citoyens à part entière. Selon le sociologue français Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’EHESS (Paris), auteur notamment de l’ouvrage «Radicalisation», et qui étudie la question depuis de nombreuses années, l’exclusion sociale, que certains auraient fortement intériorisée, est «un facteur qui joue un rôle important dans la radicalisation des jeunes». En outre, «la structure urbaine de ces quartiers» (de type «ghetto») favoriserait selon lui le développement de la délinquance. Il relève toutefois que, si ces éléments constituent une base favorable, de nombreuses étapes interviennent dans le processus de radicalisation: déviance, prison, sortie de prison, récidive, participation à des trafics, illumination mystique à la religion, voyage initiatique dans des pays où sévissent des formes de djihadisme, retour en Europe, accomplissement d’un certain nombre d’actes violents sur les citoyens. Pour les individus qui connaissent ce type de parcours, «l’islam sert en quelque sorte à sacraliser leur haine de la société. Car l’élément fondamental est leur sentiment d’être des victimes, d’être exclus de la société, du travail et de la dignité. La délinquance leur donne un statut au niveau du groupe, une réussite individuelle et le sacré de la religion donne une légitimité à leurs actes. Ils se sentent investis d’une mission. Ils ont été jugés et mis en prison, maintenant ce sont eux qui condamnent. Ils étaient insignifiants, maintenant ils deviennent des stars», explique-t-il.

Une forme d’engagement humanitaire
Si, pour l’heure, seul ce type de profil «classique» passerait, selon le sociologue, aux actes violents, celui-ci craint une évolution. Il identifie en effet un nouveau type de candidats au jihad, provenant non pas de milieux précarisés mais des classes moyennes. Parfois très jeunes (15-17 ans), on compte parmi eux une proportion relativement importante de filles. «Ils n’ont pas une haine ou une mentalité agonistique à l’égard de la société, mais plutôt le sentiment d’une profonde injustice. C’est par une forme d’engagement humanitaire qu’ils embrassent la version djihadiste de l’islam et décident de partir sur le terrain», expliquait-il en février dernier dans le cadre d’une commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes. (Il est intéressant à ce titre de voir, dans le documentaire «Engrenage, les jeunes face à l’islam radical», diffusé récemment par la RTS, des jeunes témoigner de leur volonté de rejoindre l’EI pour «aider les pauvres syriens»). «On trouve parmi eux un nombre élevé de convertis, issus de familles juives, catholiques, protestantes et même, dans quelques cas, bouddhistes, le plus souvent sécularisées, agnostiques ou athées», poursuit le chercheur. Et de relever que «la moitié de ceux qui sont partis en Syrie» appartiendrait à cette seconde catégorie.

Selon Farhad Khosrokhavar, «entre un jeune des classes moyennes qui craint la chute au bas de l’échelle sociale et un jeune des cités qui ne croit pas en sa propre promotion, le trait commun est l’absence de confiance en l’avenir, d’espoir. Or, le djihadisme en reconstruit, mais sur de fausses prémisses ignorées par les jeunes, en quête d’une utopie qui donne sens à leur vie par le truchement du sacré et l’ouverture de perspectives de promotion individuelle. (…) Sa dimension répressive est occultée par un romantisme naïf et désincarné, lié à la virtualité de la Toile autant qu’à une vision de l’avenir qui a déserté l’Europe, faute d’une utopie politique constructive».

«L’utopie politique de gauche ne marche plus»
Le discours de lutte contre la précarité et les injustices, de critique de l’impérialisme ou de solidarité internationale envers certains peuples opprimés ayant historiquement été porté par la gauche, on peut se demander pourquoi ces jeunes ne s’y retrouvent pas, ce d’autant plus que des similitudes peuvent être identifiées dans le discours de certains d’entre eux – même si le projet de société choisi diffère ensuite radicalement – comme une compassion pour le sort des Palestiniens, une critique de la politique de Bachar al Assad et un espoir placé dans les révolutions arabes avant que celles-ci ne se transforment, ou simplement une révolte contre l’impérialisme. A ce sujet, la réponse de Farhad Khosrokhavar est claire: «Pourquoi les jeunes ne s’identifient plus à la gauche? Parce que celle-ci ne parle plus de ces questions! Personne ne croit qu’elle va résoudre ces problèmes. D’ailleurs aussi bien la gauche que la droite sont passées au gouvernement et leurs politiques ne sont pas si différentes. L’utopie politique de gauche ne marche plus. Même si ce sont effectivement des sentiments de révolte qui auraient pu lui servir de base».

Une société à questionner
«L’utopie politique ayant disparu, la réalisation de soi cherche d’autres horizons et le religieux djihadiste présente cet attrait majeur de combiner la «libération» de l’individu ici-bas et dans l’au-delà, (…) dans un monde où la peur du déclassement guette les nouvelles générations et où l’individualisme atomisé efface la capacité d’empathie», analyse encore Farhad Khosrokhavar. Si le choix du jihadisme parmi d’autres modes d’action demeure très minoritaire et dépend de facteurs et parcours complexes, les pays occidentaux ne pourront pas faire l’impasse sur l’interrogation en profondeur de leurs sociétés et la confrontation à la question de la cohésion sociale.