Un « Songe » tellurique et burlesque

OPÉRA • Entre des fumerolles brumeuses, on découvre une terre bleue vallonnée qui respire bientôt, possible incarnation d’une Déesse mère. La mise en scène de l’opéra « Le Songe d’une Nuit d’été » de Benjamin Britten par l’Allemande Katharina Talbach ne lasse pas d’intriguer entre irréalité et trivialité, Eros et Thanatos.

L’opéra A Midsummer Night’s Dream (Le Songe d’une Nuit d’été) de Benjamin Britten est construit sur un livret atypique élaboré par le compositeur ainsi aux côtés de son compagnon, Peter Pears, à partir de la pièce de Shakespeare. Ramenant celle-ci aux dimensions d’un livret, ils en conservent le texte original en débutant néanmoins l’opéra par le rêve (Acte II, scène 1), qui déploie l’univers des fées dont la rudesse est maintes fois soulignées chez Shakespeare avant d’aborder les chassées-croisés entre les deux couples amants de la pièce. De ce respect des mots du poète, naît une œuvre qui sembla révolutionner les arts scéniques. Parmi les nombreux compositeurs qui ont tenté de transposer la pièce pour l’opéra, Britten apparaît comme l’un des rares à avoir su créer une dramaturgie novatrice capable d’ouvrir la voie à une relecture shakespearienne.

Le musique de Britten se développe dans trois mondes clairement différenciés, celui des fées et du conte merveilleux onirique, celui des mortels et donc des amoureux, et celui des artisans. Dans le premier acte, les bois est représenté comme un personnage à part entière par une trame sonore qui ondule lentement. Elle est jouée aux cordes, croît et décroît. A la direction musicale, l’Américain Steven Sloane met la partition en mode cuisson à l’étouffée du rêve tout en sachant parfaitement en exhaler la structure ciselée, délicate, capable de rendre tous les sucs et humeurs des personnages et situation avec des charmes que sa baguette ne veut ni éclatante ni mate ou sourde. Une « musique à ensorceler le sommeil », comme le chante la Reine des fées qui berce et a le bon tour de mettre en valeur les voix sans jamais les napper d’une vitalité sonore excessive.

Oberon, gourou extraterrestre

Vêtu comme un gourou sectaire façon Raël tout en agrégeant les époques dans son habit, crâne rasé et passé au blanc, Oberon, le roi de elfes est un autocrate colérique, mais qui ramènera la paix et l’harmonie entre les couples qui se déchirent de manière fort brutale, entre « amours chiennes » où une amante jure qu’elle sera l’épagneul de l’homme qui la rejette durement. Plus loin les deux maîtresses habillées dans le style bourgeois des années 20 et 30, comme dans la nouvelle de ‘écrivain américain Francis Scott Fitzgerald font plus que se crêper le chignon façon « mégères inapprivoisées ». Elles luttent comme surprises dans un combat de catch se fracassant la tête au sol. C’est le thème cher à Shakespeare de l’amour qui enfièvre les sangs et rend fou, notamment de jalousie.

De la gestuelle du Faust, la mise en corps d’Oberon rapatrie une stylisation du corps et du geste du bras replié qui surmonte la tête lorsque qu’il descend par une plateforme mobile invisible dans le nombril de la femme-forêt qui fait office de décor n’est pas sans évoquer certaines représentations de Méphistophélès et dans certains concerts du chanteur allemand de new wave, Klaus Nomi.

Dans le rôle d’Oberon, le contre-ténor étatsunien Christophe Lowery rapatrie dans sa silhouette dans sa silhouette quelque chose dans son look extraterrestre et synthétique inclassable de Klaus Nomi, et le souvenir de sa voix de contre-ténor mêlée à celle de baryton-basse. Ses évolution restent du domaine hiératique tant il est notamment contraint par le décor pentu et de feutrine aux courbes molles d’Ezo Toffolutti prestigieux scénographe, costumier et créateur lumière. Il fut le plus proche collaborateur de Benno Besson, l’homme de théâtre suisse le plus célèbre de son temps, dont il a conçu décors et costumes pendant plus de 20 ans.

La fille de Benno Besson, Katharina Talbach, s’est constituée dans le sillage notamment du théâtre brechtien qui lui fut infusé par la veuve du dramaturge Helene Weigel, une longue expérience dans la mise en scène d’ouvrages lyriques: La Petite Renarde rusée, Le Barbier de Séville, Fidelio, La Chauve-souris ou La Flute enchantée compte parmi ses fleurons. Le fait que l’intrigue se concentre en une seule nuit « accentue la poétique du sommeil. Toute l’action, ou presque, se déroule dans un bois enchanté, ou ensorcelé, lieu de confusions et de métamorphoses. Et pourtant ne faudrait-il pas y séjourner comme dans un lieu de catharsis ? », s’interroge l’artiste, en se confiant à Daniel Dollé dans le programme de cette création.

Un songe érotique et comique

L’intrigue mêle divers univers. La sphère des mythes antiques qui permet à un quatuor de couples et un une paire de Souverains de décliner nombre de passions, et parfois animalités liées au désir et à l’état amoureux. Le monde enchante allant du songe merveilleux au mauvais rêve menacé de stérilité et hanté de conflits qui réunit Oberon, le roi des elfes et la reine, Tytania (mutine et convaincante soprane slovaque Bernarda Bobro), et leur suite de fées et elfes incarnée par des enfants. Ce qui rend leur présence et leurs chants célébrant la Nature, le renouveau et l’harmonie, d’une acuité particulièrement poignante après les attentats qui ont ensanglanté Paris en ce mois de novembre et l’accueil dans la capitale française de la Conférence sur le Climat (COP 21). Une Conférence qui peine à dégager des lignes de protections consensuelles sur l’environnement engageant le devenir de générations d’enfants présentes et futures.

Entre grâce, autorité et burlesque clownesque, les costumes de cet univers féérique semblent parcourir les temps et styles, de l’époque élisabéthaine à un personnage culte de la bande dessinée, Little Nemo en passant par des êtres elfiques proches par leur coupe de cheveux verte iroquoise rappelant les tribus natives, primitives et spoliées par la colonisation du Nouveau Monde et d’autres descendances urbaines liées au punk. Cette idée est particulièrement pertinente lorsque l’on songe que les fées passent pour d’anciens anges « non méritants » refoulés du Paradis et volontiers rebelles voire anarchisants.

Mais aussi de la nature essentielle, primordiale dans ses arbres buissons habités de corps qui forment un prenant ballet pouvant respirer littéralement du plaisir du songe, le long des bords de la vulve terrestre, sorte de cicatrice d’un monde tellurique, animale, lors de l’accouplement réunissant la reine et le tisserand Bottom (excellent Alexey Tikhmov qui ne manque ni d’abattage ni de nuances dans sa voix de Basse) changé en âne, puis de leur sommeil commun qui s’exhale comme rumeur pneumatique. Il y a dans cette œuvre une manière de se mettre à l’écoute panthéiste de la nature célébrant chaque plante.

Il y a aussi le monde trivial des Rustiques, artisans et mauvais acteurs répétant une pièce, Pyram et Thisbée d’Ovide, qui voit deux amants s’ôter successivement la vie. Pour cette joyeuse compagnie, les costumes semblent être un hommage aux métiers de leurs temps, comme on les retrouve dans les peintures et gravures. Et surtout cette veine d’un théâtre populaire et simple dans la scène où Pyram et Thisbée est jouée rappelant à la fois par le jeu arrêté sur les effets comiques involontaires, le comique troupier et de tréteaux cathodiques d’un Benny Hill. Mais aussi le Magicien d’Oz avec ce lion à la crinière naturelle de cheveux et des pinces aux visages pour figurer le félin. Voyez aussi ce merveilleux personnage de la Lune avec son petit chien en marotte de peluche, portant gilet et chapeau melon jaune soleil, sorte de Popek passé par le filtre du le théâtre métissé d’un Peter Brook Et rehaussé par le talent de comique déceptif du Baryton brésilien Michel de Souza.

Dans ce pastiche parodique d’une fable antique jouée comme dans un bâclé spectacle de fin d’année scolaire, se lit l’ombre d’une farce paysanne du Vaudois René Morax (1873-1963), Les quatre doigts et le pouce ou la main criminelle que Benno Besson créa en 2004 à l’âge de 81 ans, deux ans avant sa mort. Avec le chef technique dans la vie, Christophe de La Harpe figurant une donzelle sautillant dans des godillots montagnards, une bouffarde aux lèvres, on y humait l’atmosphère carnavalesque des nombreux spectacles comiques que l’Yverdonnois a montés, comme Quisaitout et Grosbêta. Ce théâtre-là, René Morax l’a toujours voulu empreint d’une humanité tendre et cocasse.

Cette interprétation nouvelle met en valeur la troublante sensualité de la forêt et la célébration du théâtre, de l’opéra et de la vie. Le décor imaginé par Enzo Toffolutti donne le ton de ce songe érotique et sexué. Tant le livret ramène à la Nature, de son crépuscule à la célébration de tous ses frémissements et aubes, l’artiste transalpin a conçu comme déclivité vallonnée sur les reliefs de laquelle évolue l’ensemble du casting, un buste de Pachamama, Gaïa ou terre-mère aux teintes bleues nuit profond rappelant certaines œuvres du peintre français Yves Klein. Les formes sont néanmoins plus directement suggestives et apaisées que dans les immenses sculptures de femmes nues dues à Niki de Saint-Phalle à la fois drôle et subtilement critiques et dans au moins l’une d’entre elles (Hon, 1966), le public s’introduisait par le vagin.

Le jeu d’acteur insiste sur la sensualité de la mélodie et son évocation érotico-organique notamment dans le duo réunissant dans la fente de la vulve géante, l’artisan et acteur amateur Bottom métamorphosé en âne et pourvu d’un avantageux attribut à l’entrecuisse qui voit la Reine de la Nuit effectué un mouvement de va-et vient sur ce terrible engin. Rien de choquant ici, car dans ce contexte originel de cauchemar érotique, le talus apparaissait comme la métaphore de l’oreiller et les expressions « violette frémissante » ou « suaves roses musquées » participaient à la description métaphorique du lit d’amour. Tout un jeu d’acteur a été mis en place au fil de transpositions scéniques de l’opéra, possible grâce aux courbes de la mélodie, qui révélait un érotisme sous-jacent : le chanteur faisait semblant de prendre quelqu’un dans ses bras sur le mot « Eglantine », caressait l’oreiller en imaginant Tytania endormie et finissait par s’allonger. La mention du serpent devenait alors clairement sexuelle tout comme le lys rouge qui servait de fleur enchantée Ici la fleur est tour à tour blanche et carmin, accentuant dans ses plissés l’évocation d’un volcanique vagin. Le choeur dansant des arbres est ici particulièrement signifiant des forces mêlées des cycles naturels.

La puissance érotique et sensuelle du personnage était d’une force considérable. Ce que ne fait qu’accentuer de manière populaire que n’aurait pas renié Shakespeare du temps où ils jouaient dans des tavernes interlopes, bouges, où se croisaient prostituées, repris de justice, aristocrates en goguettes. Il n’était pas si exceptionnel que des duels y aient lieu pendant les représentations ainsi que des épisodes paillards, des coïts et épanchement d’urine. La fleur sert de lien érotique et sensuel entre les personnages. Britten ne traite pas les objets sur scène comme de simples éléments de décor mais leur confère un rôle dramaturgique et une puissance poétique.

Puck, trouble-fête et diablotin

La metteure en scène redonne à la figure centrale de Puck, joué par sa fille Anna Thalbach, comédienne au Berliner Ensemble et dans plus d’une centaine de films et téléfilms, sa maléficience originelle et populaire, le tirant vers le Joker, personnage joueur et grimaçant, nihiliste et sadique de la bande dessinée et saga cinématographique crépusculaire Batman. Voire d’un arlequin clownesque par instants pathétiques comme peut l’être un autre clown aux touffes de cheveux verts croisés dabs la série animée culte Les Simpson.

Voix éraillée et d’une sidérante raucité grinçante pour ce rôle parlé, jambes flageolantes de mort-vivant, tutu blanc sur justaucorps vert haricot tâché de blanc pour railler les représentations de ces esprits serviteurs maladroits et méchants notamment au 19e siècle, visage passé à la craie, yeux excavé de rouge, Anna Thalbach a réussi à tutoyer la pertinence de ce que Jan Kott le grand critique tchèque de Shakespeare se désespérait de na pas trouver dans ce rôle en 1962. Il écrivait alors : « Quand donc le théâtre nous montrera-t-il enfin un Puck qui aura en lui quelque chose d’un chèvre-pied, d’un diable et d’un Arlequin ? » Car voilà, Puck n’est pas qu’une marionnette acteur dont son maître, Oberon, tirerait les ficelles. Il est une sorte de scénariste qui manipule les personnages, reformate leur esprit et leurs passions. Ils débondent les instincts, révèlent les inconscients et ne se dévêt pas de cette distance mi amusée mi consternée envers les turpitudes du genre humain. Dramaturge et démiurge, il actionne le mécanisme de notre monde.

Est-ce un hasard s’il fait songer ici à Gollum, ce hobbit bipolaire dont la part de monstrueuse noirceur prédatrice finira pas supplanter la dimension doloriste et suppliante au fil des volets de la saga, Le Seigneur des anneaux ? La mise en jeu d’Anna Thalbach dévoile pour partie sa double nature sans que l’on sache très bien où s’arrête l’une et où commence l’autre : celle du brave et gentil Robin Bonenfant et celle du Nosferatu diabolique et inquiétant qui a nom Hobgoblin. Comme un autre esprit aérien de la dernière pièce de Shakespeare, La Tempête, Ariel, s’acharnant à perclure de douleurs l’indigène insulaire, Caliban, Puck ne manque pas de volonté de tourmenter, de piquer les chairs. Il est un illusionniste qui se statufie dans les airs suspendus à deux filins, un Arlequin de commedia dell’arte pour qui le temps et l’espace n’ont ni limite ni pesanteur. La clef de voute et l’agent principal particulièrement réussi de cette version du Songe d’une nuit d’été.

Bertrand Tappolet

A Midsummer Night’s Dream. Grand Théâtre de Genève. Jusqu’au 30 novembre. Rens. : www.geneveopera.ch/
Photo du spectacle : GTG/Carole Parodi