En 2015, les contrastes de la Cuba révolutionnaire

Cuba • Des slogans politiques visibles sur les murs aux stations balnéaires pour touristes nord-américains, en passant par les trésors de la vieille Havane et les nombreux dispensaires de quartier, Pierre Jeanneret nous livre ses impressions suite à un voyage sur la plus grande île des Antilles.

Cuba est connue pour ses vieilles américaines des années 50, mises en valeur à l'attention des touristes. ©Pierre Jeanneret

«Nous sommes un peuple d’honneur et de dignité, Perfectionner le socialisme est la tâche de la génération actuelle, Sans culture, la liberté n’est pas possible, Le parti est l’unité, Travailler pour vaincre, La patrie avant tout, Le Che, un géant moral qui grandit chaque jour, La souveraineté réside dans le peuple, Commandant en chef, ordonne!» Voilà quelques-uns des slogans révolutionnaires omniprésents sur l’île de Cuba. Correspondent-ils encore à la situation actuelle? Dans le cadre d’un séjour sur place, avant tout touristique et culturel, nous nous sommes évidemment posé la question. Précisons que les propos qui vont suivre ne sont pas ceux d’un admirateur béat du castrisme, ni bien sûr ceux d’un adversaire. Ils sont basés sur nos impressions et sur de nombreuses conversations avec des Cubains. Notre regard est empreint de sympathie critique.

«Bienvenue au Pape François!»
Le voyage commence à La Havane. Sa vieille ville est un magnifique exemple d’architecture coloniale espagnole. Elle atteste la richesse de la cité dès le 16ème siècle, lorsqu’elle était la halte nécessaire des galions chargés des trésors du Pérou et du Mexique: places d’une belle unité, palais à colonnades, cathédrale, églises, d’ailleurs bien fréquentées. De nombreuses affichettes avec la mention Bienvenido! (Bienvenu!) attestent le succès de la visite récente du pape François. Et depuis des décennies, la foi chrétienne n’est plus un obstacle rédhibitoire à l’accès au Parti communiste. On note aussi l’omniprésence de la figure d’Hemingway, qui consommait dans ses bars favoris force mojitos et daiquiris! C’était l’époque où La Havane de Batista, corrompue et mafieuse, était le «bordel de l’Amérique». Nous visitons la section cubaine du Musée national des Beaux-Arts: bon panorama de la peinture nationale, avec le surréaliste Wilfredo Lam, des toiles au contenu social, mais très peu d’artistes ont succombé au «réalisme socialiste» à la soviétique. Quant au Museo de la Revolución, bien sûr très orienté, il est souvent émouvant, avec ses reliques des combats héroïques des barbudos dans la Sierra Maestra.

Partout, des dispensaires de quartier
Habana Vieja a été superbement rénovée, mais les choses se gâtent quand on en sort, traversant les quartiers d’habitations pour visiter une fabrique de cigares. Les habitants s’entassent dans des appartements minuscules, dans des maisons décrépies et souvent déglinguées. Ils sont ravitaillés en eau potable par des camions citernes. C’est la pauvreté, mais pas la misère. Les adultes sont correctement vêtus. Les enfants ont l’air en bonne santé. Aucun d’entre eux ne mendie ni ne travaille en atelier. Ils vont tous à l’école, propres, revêtus de leur uniforme. Education et santé sont incontestablement les deux grandes réussites du régime. Partout, nous voyons des dispensaires de quartier touchant un certain nombre de familles. Devant l’un d’entre eux, des femmes enceintes et de jeunes mères en train d’allaiter attendent leur tour en bavardant. Les contacts sociaux et le sens de l’entraide paraissent intenses. Contraste avec la misère qui régnait sous la dictature de Batista!

Une presse quasi illisible
Puis nous partons vers l’ouest de l’île. Nous pénétrons dans la vallée de Viñales, où est produit le meilleur tabac pour les fameux cigares Havane. Un procédé très compliqué qui demande jusqu’à 130 opérations différentes. Visite d’une fabrique où des ouvrières préparent les feuilles: un travail répétitif mais précis et (relativement) bien payé. Quant aux maisons individuelles des cultivateurs, elles sont très colorées et propres. Mais ceux-ci se plaignent de l’Etat, qui achète la livre de tabac 4 pesos et la revend 20. A une centaine de kilomètres, c’est la communauté rurale de Las Terrazas, vouée à une agriculture écologique. La grande production est ici celle du café. Les ruines de plantations anciennes attestent le sort terrible des esclaves noirs, or l’esclavage n’a été aboli qu’en 1886 à Cuba! Notre guide se rappelle sans enthousiasme les «semaines aux champs», dans les cultures de tabac ou de cannes à sucre, effectuées pendant l’école secondaire (45 jours jusque vers 1990). Un thème évoqué dans son roman Cher premier amour par la célèbre écrivaine Zoé Valdès, qui a émigré à Paris. La production littéraire cubaine est de grande qualité, mais les auteurs rarement publiés à Cuba, ou en exil. Le contenu des librairies est désolant de pauvreté: on y trouve essentiellement des ouvrages de ou sur le Che, Fidel et Raúl Castro. Quant à la presse, Granma ou Juventud Rebelde des Jeunesses communistes, elle rappelle Neues Deutschland et se révèle quasi illisible, avec ses discours in extenso des dirigeants…

Rumba, salsa et cha-cha-cha
Nous partons ensuite vers l’est du pays. A Cienfuegos, une curieuse découverte: celle du somptueux Teatro Tomás Terry, inauguré en 1900. La grande Sarah Bernhardt y a joué. On y présente aujourd’hui des pièces classiques espagnoles ou modernes. Le prix d’entrée pour les Cubains est très bas. Soudain, concert de klaxons dans la rue. Une jeune fille fête ses quinze ans, une tradition importante à Cuba, qui coûte fort cher aux familles: robe luxueuse, tour de ville dans une «belle américaine» des années 1950, Buick, Oldsmobile ou Cadillac. Le soir, nous tombons sur un culte évangéliste d’influence étasunienne, aux accents très mystiques. Et nous voici à Trinidad, petite cité constituant un magnifique ensemble urbanistique classé par l’Unesco. C’est surtout la ville de la musique, à vrai dire omniprésente à Cuba. Rythmes de danses latino-américaines (rumba, salsa, cha-cha-cha), ou plus originaux lorsque des musiciens noirs s’inspirent de la musique africaine.

«Carburant contre médecins»
La route Trinidad-Camagüey-Santiago de Cuba est monotone. Immense plaine couverte de cannes à sucre et bananeraies. Les champs semblent cultivés avec soin. Plus étonnante, la présence de nombreuses vaches, un croisement de Holstein et de zébus, qui assure le lait des petits enfants. Cependant, Cuba doit importer 80% de sa nourriture. L’infrastructure routière est très correcte. Les transports collectifs se sont nettement améliorés, après l’achat de 2000 bus Yutong chinois. Les voitures individuelles – un luxe réservé à une infime minorité – sont surtout sud-coréennes. On croise encore un certain nombre de camions et jeeps soviétiques. Peu de circulation, mais il faut faire attention aux nombreux «bus hippomobiles» qui, dans les villes, véhiculent huit personnes. Quant au pétrole, il vient surtout du Venezuela, grâce à l’échange «carburant contre médecins».

Des universitaires qui travaillent comme serveurs
Nous voici dans l’Oriente. Santiago de Cuba, deuxième ville du pays, est un peu décevante. Il faut dire que l’ouragan Sandy y a causé beaucoup de dégâts en 2008. Nous passons devant la mythique Moncada, caserne devenue école, dont on voit encore sur les murs les impacts des balles: souvenir de l’assaut avorté des révolutionnaires le 26 juin 1953, qui fit parmi eux de nombreuses victimes, tuées ou torturées à mort. Puis visite du cimetière national Santa Ifigenia, où sont enterrés les héros de l’Indépendance en 1898 (hélas aussitôt confisquée par les Etats-Unis). Devant la tombe de José Marti, le grand poète et patriote qui incarne celle-ci, la relève de la garde se fait au pas de l’oie, à la manière soviétique ou est-allemande! A Santiago, nous avons la chance d’assister à un spectacle extraordinaire: la Tumba francesa. Une association perpétue cette tradition qui vient des esclaves noirs débarqués à Cuba avec leurs propriétaires français en 1804, lorsque Haïti devint indépendante. Vêtus comme au 18ème siècle, hommes et femmes exécutent des danses de cour, non sans ironie envers leurs maîtres …mais au rythme obsédant des tam-tams africains. C’est magique. A Santiago comme ailleurs, nous logeons dans une Casa particular, l’une des timides ouvertures du régime à une petite économie privée. C’est l’occasion de voir vivre les Cubains et de discuter avec eux. Nous pénétrons dans des magasins d’Etat. Ils sont correctement achalandés, mais sans aucun souci de mise en valeur des produits: on se croirait dans un magasin de Prague dans les années 1960. Quant aux rares boutiques proposant des marques internationales, les prix sont totalement inabordables pour les Cubains moyens. Le grand problème de ceux-ci, qui surgit dans toutes les conversations et qui est l’objet de plaintes, ce sont les salaires misérables. Une enseignante secondaire touche, en pesos, environ 28 francs suisses. Même si un café coûte 5 centimes et un sandwich 15, ces salaires ne permettent pas de vivre. Tous les employés de l’Etat doivent avoir un deuxième métier à côté. Des universitaires travaillent comme serveurs dans les hôtels pour étrangers.

Des touristes en quête de plages
Nous gagnons l’extrémité est de l’île, à Baracoa, où aurait abordé Christophe Colomb en 1492 …pour le malheur des quelque 120’000 «Indiens», qui furent presque tous massacrés dès la conquête. C’est là qu’on trouve la plus belle nature, avec des collines boisées (teck, acajou) et une luxuriante végétation tropicale: bambous géants, hibiscus, avocatiers, manguiers, cocotiers, ananas, et surtout la culture du cacao, dont nous pouvons suivre la transformation, des cabosses contenant les graines au chocolat. Puis ce sont trois jours de repos et baignades à Cayo Coco, un luxueux ghetto pour touristes, surtout canadiens. Mais l’afflux de ces touristes de plages est nécessaire à la survie économique de Cuba.
Pendant ce voyage, nous avons pu constater les acquis très positifs de la révolution cubaine: santé, éducation, sécurité et absence de violence. En revanche, les différences dans la façon de travailler, qui peuvent donner à l’occidental un sentiment de grande inefficacité, sont criantes: personnel de l’aéroport mettant 45 minutes pour décharger les bagages d’un seul avion, personnel pléthorique de musées vides, fermant celui-ci quand ça leur chante, bureaucratie tatillonne, etc. Face à cela, le peuple cubain semble faire preuve d’une sorte de fatalisme passif et désillusionné. Tout se décidera d’en haut, donc Veremos! On verra…