Le Pantographe veut écrire son avenir en lettres claires

Jura bernois • Site social et culturel en activité depuis 10 ans à Moutier, le Pantographe est menacé d’expulsion par l’entreprise Tornos SA. La résistance s’organise à travers une pétition et une manifestation, prévue le 9 janvier prochain

Depuis 2006, le site a permis à plus de 1’200 artistes, suisses et étrangers, de profiter de ses espaces de création. ©Gilles Strambini

Par Alex Riva et la rédaction, sur la base de l’article d’Alex Riva paru dans Vorwärts (traduction de l’allemand Chloé Meier)

Moutier est un bourg aux confins du Jura bernois. Située dans le Grandval, encastrée entre deux gorges, c’est une petite ville apparemment banale. Les paléontologues s’y intéressent aux nombreuses empreintes de dinosaures en contrebas de l’arête du Mont Raimeux. On peut aussi noter l’attrait du Musée du tour automatique, dédié aux tours à poupée mobile développés à Moutier, ces appareils qui jadis, conjointement avec l’industrie horlogère, ont contribué à l’essor économique de la région. Or, depuis les années 70, la mécanique de précision et le secteur de la machine-outil affichent un net recul. Désormais, malgré la beauté de quelques bâtisses du centre-ville, qui témoignent encore de l’époque florissante, une certaine décrépitude se lit sur les façades défraîchies.

Espace libre d’expérimentation

En suivant les traces du passé, à la sortie de la ville, on tombe sur l’usine Junker. Manifestement, l’activité industrielle a cessé il y a bien longtemps dans cette vieille fabrique. Pourtant, sur l’une des tours qui encadrent l’entrée, un grand panneau frappé du mot «Pantographe» (allusion à un système technique qui était utilisé dans l’usine) indique qu’un nouveau souffle anime les lieux.

En franchissant les portes toujours ouvertes, on découvre une multitude d’espaces aménagés. Au cours de ses bientôt dix années d’existence, le collectif autogéré qui occupe les lieux a restauré un nombre considérable d’infrastructures dans les 1’500 mètres carrés de l’usine désaffectée; il a effectué diverses rénovations et s’est occupé de l’entretien général.

Les résidences d’artistes constituent le cœur de l’activité du Pantographe. Ondine Yaffi, qui compte parmi les trois coordinateurs permanents, précise: «Nous mettons à disposition des artistes un espace de création. Il y a une énorme demande et pratiquement aucun endroit de ce genre, accessible à tous, où il est possible de faire des résidences sans devoir d’abord passer un concours, remplir un dossier ou obtenir des promesses de subventions.» L’atmosphère décontractée et inspirante du «Panto» permet de réaliser des projets qui, pour une fois, ne doivent pas répondre aux exigences du commerce culturel. «La valorisation du savoir-faire de chacun correspond à notre conception de l’autogestion», ajoute Ondine Yaffi. 

Le Pantographe est né sur la base d’idées participatives, comme l’explique Gilles Strambini, l’un des fondateurs: «Nous voulions avant tout créer un lieu de rencontre, de partage et d’échange, un endroit où des gens de tous horizons, de tous âges et de tous milieux puissent se rencontrer.» Depuis, une quarantaine de résidences se déroulent chaque année, ponctuées de représentations publiques; plus de 1’200 artistes suisses et étrangers ont utilisé la structure pour leurs créations. A noter également que le collectif s’est porté volontaire pour accueillir des migrants face au manque de places d’hébergement. Il partage ainsi ses locaux, depuis 2 mois, avec une famille irakienne et quatre réfugiés afghans.


Expulsion aux motivations troubles

Or, le Pantographe est condamné. Alors qu’il rassemblait des fonds pour acheter le bâtiment qui l’abrite, début octobre, l’entreprise Tornos SA, propriétaire des lieux, l’a subitement informé par oral, puis par écrit, qu’il était prié de débarrasser le plancher fin février. La stupéfaction a été d’autant plus grande qu’en 2013, la précédente direction avait, selon les occupants, fait une promesse de vente orale au collectif. La nouvelle direction, à Moutier, semble ne plus vouloir en entendre parler et estimer qu’elle n’a pas à s’expliquer sur les raisons qui la poussent à vouloir récupérer l’usine Junker au détriment de ses occupants de longue date. «Nous leur avons posé la question. Leur seule réponse: vous verrez bien», raconte Ondine Yaffi.

Difficile de deviner les motivations de la nouvelle direction de Tornos, qui exploite une halle de production juste à côté de l’usine Junker, à faire disparaître un centre culturel au rayonnement international. «Qu’adviendra-t-il de cette pépinière à idées? La reprise de la production dans ce bâtiment de 150 ans d’âge classé au plus haut niveau de protection du patrimoine est totalement exclue. L’extérieur et une grande partie de l’intérieur ne peuvent pas être démolis. Pour une utilisation autre que celle que l’on en fait – nous sommes plutôt commodes – il faudrait injecter au moins trois millions», explique Gilles Strambini.

Certains parlent d’un foyer pour les ouvriers de Tornos, de salles de conférence pour la direction, voire d’un hôtel, mais personne n’affirme quoi que ce soit. Sur l’ordre d’évacuation, l’avenir tient en un seul mot, une formule magique libérale: restructuration. La nervosité de Tornos et sa précipitation à vouloir récupérer les lieux s’expliqueraient, selon les habitants, aussi en partie par la probable contamination du site. En effet, en tant qu’ancien exploitant et donc pollueur, l’entreprise a l’obligation légale d’assainir le terrain. Sur cette question aussi, elle reste hermétique et n’a pas remis au collectif les documents nécessaires à l’achat.

La culture, une affaire privée?
Pour la petite ville de Moutier, Tornos SA est un géant. Active au niveau international, elle emploie plus de 300 personnes dans la région. Depuis des années, elle fait face à des difficultés financières. Après des licenciements et une période pendant laquelle elle ne payait plus certaines heures supplémentaires, elle peine à sauver sa réputation. Pour préserver les places de travail restantes, la municipalité, ainsi que le maire Maxime Zuber, l’ont soutenue, également avec des deniers publics.

Par contre, lorsqu’il s’agit de la menace de fermeture qui pèse sur l’établissement non subventionné qu’est le Pantographe, le maire argue qu’il s’agit d’une affaire privée et ne se mouille pas suffisamment, estiment les occupants. Ondine Yaffi et Gilles Strambini ne l’ont pratiquement jamais vu assister aux événements qu’ils accueillent. Gilles Strambini estime qu’à Moutier les décideurs politiques sont frileux et n’assument pas leurs responsabilités. «La diversité culturelle est remise en cause démocratiquement. Il est décidé que ce qui n’entre pas dans la norme et semble marginal aux yeux de certains, n’a pas le droit d’exister et peut être éliminé. Avec leur logique économique libérale, certaines personnes sont en mesure de faire disparaître des modes de vie et des manières de penser qu’ils jugent trop éloignés des leurs.»

Le Pantographe rassemble un vaste réseau qui expérimente non seulement des formes artistiques mais aussi des formes de convivialité et de coopération. Gilles Strambini souligne le large contexte: «Il y a contradiction entre Tornos et le monde de la culture. C’est un conflit social entre une nouvelle pensée, une nouvelle génération, que nous représentons peut-être, et l’ancien monde du progrès et de la croissance, qui court à sa perte. Nous défendons nos idéaux bien au-delà des murs du Panto.»

Le dinosaure qu’est Tornos gagnera-t-il la bataille? On n’en est pas encore là. Une pétition circule et la programmation de résidences d’artistes se poursuit pour 2016. «Jusqu’en juin, notre calendrier est bien rempli. C’est notre manière de fonctionner. Nous avons déjà traversé plusieurs périodes de turbulences. Si nous avions toujours interrompu les activités, l’histoire du Panto se serait arrêtée il y a belle lurette.»

Alex Riva
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« Les deux parties doivent se mettre d’accord »

Contactée, l’entreprise Tornos n’a pas souhaité se prononcer, estimant que tout avait été dit dans la presse ces derniers mois et que la situation n’avait pas changé. Dans un communiqué du 30 octobre 2015, celle-ci déclarait vouloir concentrer ses activités industrielles sur le site de Moutier. «Dans ce cadre, Tornos réintègre l’’’usine Junker’’ pour ses propres besoins», précisait l’entreprise, sans plus de détails. Sans faire de lien direct avec le Pantographe elle y expliquait également être à la recherche d’«un lieu de restauration situé à proximité immédiate de leur lieu de travail» pour ses plus de 400 collaborateurs, et qu’elle prévoyait de vendre à moyen terme le restaurant actuel des travailleurs. Selon la RTS, Tornos aurait également affirmé que la promesse de vente au Pantographe était uniquement orale et que rien n’avait été signé.

Egalement contacté, le maire de Moutier Maxime Zuber explique avoir «pris acte de la situation délicate du Pantographe». Il rappelle cependant que «nous sommes dans un Etat de droit et que si le propriétaire veut récupérer les lieux, il ne lui est guère possible d’intervenir». Le maire précise toutefois que la commune serait disposée à rechercher une solution pour le Pantographe dans un autre bâtiment, mais seulement s’il reçoit une demande en ce sens de la part des deux parties qui se seraient mises d’accord. «La Mairie ne peut toutefois prendre parti, ni d’un côté, ni de l’autre, dans un litige de nature privée», explique l’élu. Celui-ci réfute les accusations selon lesquelles il ne soutiendrait pas la culture. «Pour une ville de l’importance de Moutier, il se passe deux fois plus de choses ici qu’ailleurs. Notre engagement en faveur de la culture est reconnu», rappelle-t-il, tout en précisant être «conscient de la qualité et de l’importance de l’offre proposée par le Pantographe». «Je suis cependant sensible aussi bien aux places de travail des employés de Tornos qu’à l’importance de la culture à Moutier».

Réd.

Manifestation le 9 janvier 2016 à 16h20, gare de Moutier suivit d’un débat sur l’autogestion avec Aristides Pedraza et d’une soirée concerts avec Fox Kijango et Zeppo.