Guerrières solitaires et mortifères: les héroïnes singulières de Magali Mougel

Théâtre • Dans «Guerrière ordinaires», trois monologues de l’écrivaine française Magali Mougel mis en scène par Anne Bisang, les voix et corporalités féminines forment une étonnante choralité sur le plateau du Poche de Genève.

"Guerrières ordinaires", une écriture d’une grande densité dans une langue astreinte au pur dépouillement.

Enveloppées par une scénographie toute en lignes de fuites dessinant aux comédiennes un accent ajouré ondulant de la salle au hors champ du plateau, ces voix ouvrent un espace fascinant. Un espace trouble, fantastique, poétique et parfois un brin lancinant dans le pistage de l’oppression, venant du masculin tout en semblant avancer pertinemment que «le patriarcat n’a pas de genre» («Patriarchy has no gender»). Le masculin est peut-être une figure du seuil. Elle permet tout à la fois de représenter la part inhumaine, coercitive de l’homme, mais aussi de la femme. Et de mettre en lumière ce qui fonde sa possible humanité jusque dans sa médiocrité quotidienne, ses luttes ordinaires et ses crimes.

Du vent dans les corps

En ouverture, on suit les tourments de Lilith (Océanne Court) qui réside à Seroae en Corée du Sud. Parti d’un double infanticide réellement advenu au cœur du quartier français de Séoul, l’affaire Véronique Courjault, dont les deux cadavres de bébés furent retrouvés dans le congélateur familial, la dramaturge française pose que Lilith (nom de la première épouse d’Adam) voudrait bien que son époux n’ouvre pas la paroi de sa chambre aux secrets, lieu sanctuaire mémoriel et d’oubli mêlés. A l’instar de l’écrivaine française Danielle Collobert, voici une écriture d’une grande densité dans une langue astreinte au pur dépouillement. Elle harponne l’imaginaire dans un réel complexe et énigmatique, protéiforme et insaisissable, laissant derrière elle comme une traînée de malaise. Un univers venteux, dont le souffle travaille un mouvement de ressac voyant la phrase revenir à son point d’origine. Mais où rien ne respire, où couve toujours une menace qui est les autres. Lilith demande à son époux Georg de l’égorger alors qu’il démolit son «petit abri contre le monde», fouille son intimité. On apprend en creux dans son monologue qu’elle a tué ses enfants, ses «deux petits princes» avant de liquider par le feu son compagnon et la maison. On retrouve dans cette figure féminine les intuitions de la romancière Alina Reyes: «Lilith donne et prend, dans le refus de cette immémoriale et réciproque mutilation, dans le mépris des rapports de forces en tout genre qui tant obsèdent les humains.» (Lilith).

«Ça me fatigue ce temps passé à dire ces choses qui ne servent à rien. On ne se dit rien», lâche mentalement Lilith à son compagnon. Des phrases au souffle se faisant plus court comme un halètement, des fragments qui hurlent et que l’on croirait chuchotés à l’oreille de quelqu’un. Au micro tel un trou de serrure ou un œil intérieur, dédoublant en écho sa propre voix, la remarquable comédienne Océanne Court, tordue au sol, livre une mort encore pleine de la douleur de la vie.

De Collobert, Magali Mougel se passionne, y relevant une manière «de questionner ce corps qui sécrète, se dit malgré nous, et dans le même temps essaye de se dire par un autre biais que le mot, par le silence qui le dessine notamment. L’espace de la profération fait vibrer quelque chose en nous. Un auteur vibratoire et de la matière se révèle tel un acupuncteur. Songez à Artaud. N’est-il pas dans la réinvention d’un corps qui ne serait ni social, religieux ou assigné à la médecine notamment ?» Et la dramaturge de s’interroger: «Comment se refaire quotidiennement une autre morphologie qui ne serait pas seulement une réponse aux attentes extérieures mais à l’endroit de nos propres attentes intimes, comprendre ce qui nous met en mouvement.» Avant de conclure: «Tout n’est que souffle dans nos paroles mais il est aussi des espaces qui insufflent du souffle à nos corps. J’écris pour les comédiennes afin d’activer la machine à souffles propre à déclencher du paysage, une rythmique au-delà de la musique».

Seuils de l’intranquille
Pour Léda, le sourire en bannière, le nom de l’héroïne est dérivé du mythe grec, fruit d’une longue lignée de femmes séduites, si ce n’est abusées par Zeus. Au contemporain, Léda Bury (Rebecca Balestra, impressionnante), consciente que sa beauté est un embrayeur de négociations d’affaires couronnées de succès, se retrouve licenciée parce que son anatomie d’hôtesse d’accueil ne recouvre plus les fourches caudines esthétiques formatées par l’entreprise. Elle rêve peut-être ensuite, non sans une noire ironie, d’arracher la langue de son patron avec lequel elle vivrait en couple, tout en forant sa présence dans celle du spectateur à qui elle s’adresse comme en aparté.

Il y a, dans le sillage de Danielle Collobert, ce désir de «pactiser avec les frayeurs les égarements pour rendre compte du flou, de l’incertitude». Un essai de dissolution qui s’exprime dans un texte poétique, par les fragments d’une parole résistant contre l’amuïssement définitif qui la guette. Au fil de La dernière battue serpente un mot muré à l’intérieur, un mot qui se tord, étouffe. L’univers lesbien n’est pas sans évoquer celui d’une Violette Leduc qui a défié conventions et tabous et dont on retrouve ici le thème des romans: la marginalisation souffrante d’une femme hypersensible, d’un être isolé qui se sent coupable et se croit rejetée par les autres. Une jeune femme (merveilleusement butée Michèle Gurtner) raconte son renoncement amoureux alors qu’elle était adolescente, en respectant la férule des préjugés paternels. Dans des images ayant l’aura fantastique hantée par une douleur phosphorescente d’un Huysmans ou d’un Maupassant, la jeune fille qui par peur a menti à son père disant avoir été séduite par son amante alors qu’elle en a joui jusqu’à vouloir la dévorer, découvre la «chair blanche visage bleuté» de son aimée tuée par une balle perdue lors d’une battue automnale. Elle l’aimera encore avant que les hommes n’emmènent «cette carcasse de chienne abandonnée».

Guerrières ordinaires est joué en alternance avec Paysage intérieur brut de Marie Dilasse, mise en scène Barbara Schlittler, Louise Augustine de Nadège Reveillon monté par Isis Fahmay et Au bord de Claudine Galea monté par Michèle Pralong. Au Poche/GVE, Genève. Jusqu’au 7 février. Magali Mougel, Guerrières ordinaires. Poèmes dramatiques, Editions Espace 34, 2013.