Proust retrouvé se conjugue au présent

Théâtre • A l’heure de l’état d’urgence pérennisé et des controverses sur la déchéance de nationalité, «Les Français» est une odyssée théâtrale du Polonais Krzysztof Warlikowski sous influence principalement proustienne.

La pièce est composée notamment de fragments d’ A la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Certains épisodes du roman-fleuve sont adaptés sous formes de tableaux impressionnistes qui s’enchaînent avec fluidité et vélocité. Dans sa mise en scène, Warlikovski a parfaitement retenu qu’une part importante de l’œuvre est dévolue à des études minutieuses et quasi policières, où l’on revient et recadre continuellement un regard, un geste, une parole. Sous la conversation, se mène un duel armé silencieux qu’il faut réinterpréter. Le roman est envisagé ici comme un projet esthétique, participant d’une étude sociologique et anthropologique avec la description minutieuse d’une société et un sommet du roman psychologique. Fidèle au regard mobile de Proust, tout est sur scène, évolution, déplacement, flux et reflux, échos, symétries, ordre libre.

Epoque tournante, hier et aujourd’hui

Dans une société ultra-codifiée, règnent secret et déchiffrement. D’où, chez Proust, ces cris bizarres, ces demeures mystérieuses figurant ici une humanité sous verre de laboratoire, ces légers décalages dont la dramaturgie du Polonais fait son miel. En fait, la réalité n’existe que par sa mise en rapport avec son image. Tout part de la sensation, non pas brute mais réfléchie et rapprochée de la réminiscence, de la métaphore, du symbole. Un extraordinaire travail poétique, dont le spectacle concentre jusqu’au vertige le développement proliférant caractéristique de l’écriture proustienne.

Pistant l’effondrement d’un monde que confirmera la Grande Guerre de 14-18, la pièce peut compter sur son lot de chassés-croisés amoureux, traîtrises, désirs enfiévrés, vernis mondains débondés par des acteurs polonais travaillés par une incroyable énergie du choc et de la stase chorégraphiée. L’adaptation arpente essentiellement deux dimensions: l’antisémitisme déferlant au moment de l’Affaire Dreyfus et l’homosexualité.

C’est dire que nombre d’amoureux du névrosé Marcel, risquent d’y perdre leur nord même si la pièce respecte une atmosphère de dolce vita light et exsangue en boîte de nuit, comme étendue sur un volcan. L’ensemble semble rester fidèle à la structure en figure spiralée du roman ramenant périodiquement des composantes similaires mais qui ne se confondent pas, à la manière d’un thème modulé dans toutes les tonalités, personnages et situations. Le chant y suscite un contre-chant, une métaphore musicale et chorégraphique axée sur la polyphonie que relaye, pour partie, la mise en scène.

Intertextualité

Warlikowski retient donc l’antisémitisme si prégnant encore dans sa Pologne autoritaire et catholique, remettant la censure étatique au goût du jour avec des fortunes diverses. Il évoque ainsi l’affaire Dreyfus, l’homophobie et une réflexion sur la mort. Fidèle à son principe dramaturgique d’intertextualité, l’artiste mixe la partition proustienne avec un écrit de Fernando Pessoa, Ultimatum (1917), qui résonne d’une brûlante actualité. Cet essai et pamphlet est un violent réquisitoire antimilitariste contre une société figée ancrée dans ses certitudes et un passé pas toujours glorieux. Pessoa a une vision de l’Europe comme celle des nations fondues les unes dans les autres et pas cet amalgame de pouvoirs politiques assis côte à côte en pensant chacun à soi et non pas à l’ensemble. Les élans communautaires ont la vie courte et l’auteur portugais le déplore. On entend aussi La Montagne magique de la voix même de Thomas Mann, Phèdre de Racine, et le poème Fugue de mort signé Paul Celan.

La position de Proust, qui fut dreyfusard de la première heure, sur la judaïté, ne lasse pas d’interroger et est toujours disputée. Les Français s’essayent à dépeindre, avec le glamour comique et acide d’un Molière sous psychotropes, le kaléidoscope de l’opinion germanopratine, pendant l’affaire Dreyfus. Au brutal et orgueilleux Baron de Charlus, gay adonné au masochisme en maison de passe avec des «vrais voyous» et campé sous la physionomie d’un clone de Karl Lagerfeld, la judéophobie du précieux ridicule. Selon lui, Dreyfus n’a pas trahi son pays car, étant juif, son pays n’est pas la France mais la «Judée».

Bertrand Tappolet

Les Français. Accueil de la Comédie au BFM, Genève. Du 11 au 13 février 2016. Rens: www. comedie.ch