L’affaire Jacqueline Sauvage

La chronique féministe • Le 10 septembre 2012, dans un pavillon de la Selle-sur-le-Bied, dans le Montargois, au sud de Paris, Jacqueline Sauvage charge le fusil familial et tire trois fois dans le dos de son mari, Norbert Marot. Voilà les faits, dans toute leur sécheresse.

Pour expliquer son geste, Jacqueline Sauvage affirme avoir eu peur pour sa vie et celle de ses enfants, à la suite de menaces qui auraient été proférées par son mari le matin et dont elle a cru qu’il allait les mettre à exécution. Durant le procès, on apprend que Jacqueline Sauvage a vécu l’enfer: 47 années de violences conjugales. En plus, les trois filles du couple ont été abusées sexuellement par leur père. Le fils, violenté également, s’affrontait souvent avec son père et s’est suicidé par pendaison la veille du meurtre, mais la mère ne l’a appris qu’après le meurtre.

Le 28 octobre 2014, Jacqueline Sauvage, âgée de 65 ans, est condamnée à 10 ans de prison, la légitime défense n’ayant pas été retenue. Jacqueline Sauvage fait appel, et le deuxième procès s’ouvre à Blois le 1er décembre 2015. Sa peine est confirmée le 3 décembre 2015: 10 ans de prison ferme après cinq heures de délibéré. Des pétitions sont alors mises en ligne et une demande de grâce présidentielle est adressée à François Hollande. Elle est finalement graciée partiellement par le Président de la République le 31 janvier 2016.

Certes, il y a un certain nombre d’incohérences dans les explications de la mère et des trois filles. Par exemple, l’expertise atteste d’un coup à la lèvre, le jour du meurtre, mais d’aucune autre trace de violence. Enfin, il y a ces trois coups de feu tirés dans le dos. On s’étonne aussi que ni la mère ni les filles n’aient jamais porté plainte.

Les estimations font état de 200’000 femmes victimes de violences conjugales chaque année en France, alors que seules 10% d’entre elles portent plainte. Entre 2010 et 2014, le nombre de femmes tuées par leur conjoint en France oscillait entre 118 et 146 cas par an, celui des femmes auteurs de meurtre sur leur conjoint variait de 23 à 28 cas. Parmi les 23 cas enregistrés en 2014, 5 ont été le fait de femmes préalablement victimes de violences conjugales. Dans la loi française, la légitime défense ne s’applique que si la riposte est concomitante et proportionnée à l’agression préalable. Elle n’a été reconnue que dans un unique cas, celui d’Alexandra Lange, en mars 2012, dans les Assises du Nord. Elle avait tué son mari d’un coup de couteau le 18 juin 2009, alors qu’il était en train de l’étrangler. Bien que, formellement, les conditions du meurtre n’aient pas répondu aux critères juridiques de la légitime défense, l’avocat général, Luc Frémiot, a demandé et obtenu l’acquittement en appel. Elle avait subi 12 ans de violence, essayé de porter plainte, mais on ne l’avait pas écoutée.

Deux procès, parmi d’autres, deux jugements différents. Il est ahurissant d’apprendre que la France n’a acquitté qu’une seule femme, et puni toutes les autres. Certes, la société et le droit doivent poursuivre toute personne qui commet un meurtre. Dans une démocratie, on ne peut pas faire justice soi-même. Cela dit, on pourrait au moins reconnaître à ces femmes meurtrières la légitime défense. Même si elle n’est pas «concomitante et proportionnée» à l’agression préalable.

Imaginons le calvaire de ces femmes, qui subissent les violences répétées de leur mari pendant des années, et voient souvent la violence se tourner vers leurs enfants. Quand certaines ont enfin le courage de porter plainte, elles ne sont pas toujours entendues. Elles se sentent enfermées dans un cercle vicieux qui leur enlève toute confiance, toute force et tout courage. Jusqu’à ce que, soudain, un fait sert de déclencheur, la souffrance rentrée, les humiliations avalées forment un trop-plein qui explose, elles saisissent alors un couteau, un fusil et mettent définitivement leur tortionnaire hors d’état de nuire. Ne supportant plus l’insupportable, elles se défendent, enfin. Mais après l’enfer de la violence conjugale, elles sont jetées en prison et confrontées à la justice, elles comparaissent dans un procès, doivent expliquer et revivre leur calvaire, puis leur geste salvateur.

Souvent, dans le passé des femmes battues, on trouve une enfance violentée, de même que dans celui des hommes batteurs. Ces enfants ont grandi avec la conviction que la violence fait partie de la relation. Le psychanalyste Boris Cyrulnik, qui a développé le concept de résilience, affirme que seul un homme sur 7 enfants battus devient un mari violent. Les 6 autres surmontent leur traumatisme. Une autre statistique révèle que 80% des femmes maltraitées ont au moins un enfant; dans 40% des cas, les violences du conjoint commencent lors de la première grossesse.

Vu de l’extérieur, le problème des femmes battues peut paraître incompréhensible. «Pourquoi restent-elles avec un conjoint violent?»

Il faut tenir compte du contexte. Ces femmes ont probablement intériorisé les modèles stéréotypés des rôles sexuels, où la femme est dépendante de l’homme, elles ont une image négative de leur sexe, une forme de tolérance aux représentations de la violence, et deviennent ainsi la proie facile d’un mari dominateur. Quand elles sont systématiquement dévalorisées, voire battues, elles perdent pied, pétries de honte, elles se replient sur elles-mêmes, se retrouvent isolées et n’ont personne à qui se confier et qui pourrait les aider. Et surtout, elles ont peur de leur mari et de tout ce qu’il pourrait leur faire, elles craignent pour leur vie.

C’est pourquoi il faut être attentif à l’autre. Si une femme présente régulièrement des bleus sur le visage, les bras, il faudrait lui parler, lui indiquer un centre d’aide aux femmes battues, voire dénoncer le cas à la police ou aux services sociaux. En ne réagissant pas, on se fait complice de ces crimes. Il faut également former les policiers pour qu’ils accueillent les femmes battues avec empathie. Enfin, la loi devrait être modifiée et la légitime défense systématiquement accordée à ces femmes qui, n’en pouvant plus, tuent leur mari.

Huguette Junod