La mécanique du rire

THÉÂTRE • Au Théâtre de Vidy, Phil Hayes, chantre du burlesque métaphysique, met en boucle, aux côtés de Maria Jerez et Thomas Kasebacher, un même récit avec variations. Du comique à la Tati comme art savoureux de la répétition décalée.

Legends & Rumours Phil Hayes / Maria Jerez / Thomas Kasebacher

Legends & Rumours (« Légendes et Rumeurs ») aligne peu ou prou la même scène durant une heure et demie. Mais de manière plus original et imprévue que ce que le cinéma a pu proposer avec notamment la comédie Une Journée sans fin ou le fantastique au détour de Edge of Tomorrow. Car le show remonte toujours plus loin le fil de l’action. Le principe est simple. Reconstruire une trame X pour nous mener jusqu’à cet instant T où il s’était produit quelque chose. Mais quoi au juste ? Mystère… Et c’est là où les trois performeurs, dignes du triangle archétypal mari, femme et amant, se distinguent par un jeu d’acteur ciselé et comique. Puisqu’au final, cette pseudo reconstruction n’est qu’un prétexte pour nous mener là on ne s’y attendait pas, aux frontières de la construction/déconstruction d’installation plasticienne. On songe ainsi aux One Minute Sculptures de l’Autrichien Erwin Wurm jusque dans ses corps fichés dans un canapé ou par ce gel du mouvement avec un objet au fil d’une trajectoire.

Dans son meilleur, l’exercice interroge et subvertit, mais avec beaucoup de légèreté, la construction narrative sur laquelle se base une pièce de théâtre dite «classique». Voire même un vaudeville ou un sitcom car ce qui se déroule sous nos yeux pourrait presque ressembler à une histoire d’adultère, où l’on cherche précisément à revenir sur cette scène-clé dans laquelle le mari prend sa femme sur le fait dans les bras de son meilleur ami. A mesure que les éléments manquants de l’intrigue semblent se reconstituer, l’espace scénique du salon bien peigné se resserre été se bouleverse. Et si in fine, au milieu du chaos toute cette histoire n’était que pure fiction mentale ?

Il en va de Legends & Rumours, comme du Playtime de Jacques Tati : on reste sous le charme d’une inventivité plastique et comique déroutante et séduisante, d’une vision du monde qui conserve toute sa pertinence. Le gag chez le trio Hayes, Jerez et Kasebacher est comme Jacques Tati lié à un état du corps, à un état du cadre et des trajectoires balistiques du comique muet, à un état des lieux par cette utilisation scénographique maximale de l’architecture ici scénique), à l’inadéquation entre un corps et un lieu, un lieu et un son, ou au décalage d’une situation banale grâce à l’angle de vue.

Si les gags de Legends et Rumours semblent souvent issus d’une idée de cinéma, on peut aussi noter qu’ils ne sont jamais « gratuits », qu’ils s’insèrent toujours dans le “récit”, la matière, le tempo et le « message » de la pièce: comme les notes d’un bon morceau de musique, ces gags sont des détails qui se soucient de la cohérence du spectacle. Mais l’élégance de Hayes, surtout si on la compare aux manières de certains comiques troupiers contemporains, c’est de ne jamais forcer le rire du spectateur, de ne jamais surligner son effet. Le spectacle dissémine son humour dans l’architecture d’ensemble de ses plans, fait défiler les gags comme en passant, l’air de rien, réapprenant au spectateur l’art de bien regarder une situation, une configuration.

 

La preuve par trois

Pour Legends & Rumours, tout se joue entre trois protagonistes au cœur d’un scénario ponctué de nombreuses variantes. Ces dernières mettent en exergue le statut problématique du souvenir et de la mémoire. Formée de panneaux mobiles, la scénographie se refermant inexorablement sur un triangle de protagonistes digne d’un vaudeville décalé. Un processus de mise au jour de traces et mémoires qui participent aussi d’un raffinement des niveaux de réalités et perception confinant tour à tour au brouillage et à l’épure de signes empreints d’une fausse candeur et d’une revigorante liberté. «ll s’agit essentiellement d’un recueil d’entretiens et de textes de musiciens et compositeurs célèbres décrivant la manière dont ils écrivent des chansons et créent leurs albums», explique le performeur britannique. «Ainsi ces artistes dépeignent-ils parfois une journée ordinaire jusque dans ses moindres détails qui peut être à l’origine de certains textes et chansons. En partant de ces matériaux textuels, nous avons inventé ce jeu où est essentiellement crée une mémoire de l’ici et maintenant.»

Ce serait d’abord si l’on veut un peu du côté de l’écrivain français Georges Perec (La Vie mode d’emploi, Je me souviens) qui retiendrait de trajectoires et configurations quotidiennes leur incessante variation de ton, le plaisir du morcellement, le charme du disparate. Ce serait une relecture effervescente d’entrées et sorties de mise en relation triangulaire de trois personnages permettant la relance par un jeu entre le prévisible et l’imprévisible, la connivence et la surprise. Perec a esquissé pour cette observation du quotidien, de  l’infra-ordinaire», une sorte de programme : «Peut-être s’agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l’exotique, mais l’endotique», écrit-il dans L’Infra-ordinaire. Pour Je me souviens, Perec évoque : «des petits morceaux de quotidien, des choses que, telle ou telle année, tous les gens d’un même âge ont vues, ont vécues, ont partagées, et qui ensuite ont disparu, ont été oubliées ; elles ne valaient pas la peine de faire partie de l’Histoire, ni de figurer dans les Mémoires des hommes d’État, des alpinistes et des monstres sacrés. Il arrive cependant qu’elles reviennent, quelques années plus tard, intactes et minuscules, par hasard ou parce qu’on les a cherchées, un soir, entre amis ; c’était une chose qu’on avait apprise à l’école, un champion, un chanteur ou une starlette qui perçait, un air qui était sur toutes les lèvres, un hold-up ou une catastrophe qui faisait la une des quotidiens, un best-seller, un scandale, un slogan, une habitude, une expression, un vêtement ou une manière de le porter, un geste, ou quelque chose d’encore plus mince, d’inessentiel, de tout à fait banal, miraculeusement arraché à son insignifiance, retrouvé pour un instant, suscitant pendant quelques secondes une impalpable petite nostalgie.»

Récit condensé

L’Anglais est issu du célèbre collectif anglais de théâtre improvisé Forced Entertainment formé en 1984 à Sheffield (Spectacular, Quizoola ! Tomorrow’s Parties, The Thrill of It All, The Coming Storm). Dans un cadre visuel très fort, se plaçant aux trois pointes d’un triangle sur un plateau devenant progressivement capharnaüm, les trois performeurs – Phil Hayes, l’Espagnole Maria Jerez et l’Autrichien Thomas Kasebacher – détournent nombre conventions du récit et du dire, font storytelling de rushs d’un pré-montage d’une rencontre confrontation entre deux hommes et une femme. Un storyboard qui semble d’abord tenir sur un timbre poste mais ne cesse de se ramifier en développements et métastases arborescents. Ce faisant, ils interrogent le langage, la nécessité ou non de la représentation. On devine vite que leur saynète remis successivement, savamment improvisée, est à base d’improvisations, de discussions. Avec inventivité, ils convoquent des irrévérences faites à d’autres arts (cinéma, performances, arts visuels) tentant à la fois de captiver et de prendre à contre-pied le spectateur.

Les trois performeurs travaillent à partir d’une histoire très condensée, c’est-à-dire à partir de fragments qui racontent, de façon laconique, les possibles d’une situation enchaînant notamment entrée de portes parfois récalcitrantes, attente énervée, choix de fond musical, d’Eric Satie sur autoradio à Isaac Hayes en chaine hi-fi miniature, choc d’un coude et menace de renverser une plante verte au sol. La démarche dramaturgique peut ramener à une figure culte du burlesque, le slow burn, où une action est reprise en boucle jusqu’au gag ou à l’épuisement. «L’action est reprise plusieurs fois selon des perspectives différentes, à l’image du la technique cinéma du gros plan. L’intrigue gestuelle et de situation s’interrompt à intervalles afin que chacun des protagonistes interrogent l’autre sur ce qu’il a réalisé, le pourquoi et le comment d’un déplacement ou d’un acte pendant le cours de ces derniers, comme celui de lancer ou réceptionner une orange. On peut voir ce scénario à l’instar d’une forme de répétition où le temps est étiré, manipulé, réécrit en permanence. »

Pour Phil Hayes, l’idée du Ruban de Möbius est ici pertinente. «Il s’agit du retour du même, mais qui n’est jamais identique. Le tout répété quasi à l’infini en ajoutant à chaque version de l’action scénique de nouveaux détails, variantes, développement et modulations ou des motivations inédites, singulières, comme si les didascalies ou indications de scène se raffinaient à chaque reprise ou réactivation de la scène. Tout n’est pas mené sen improvisation. Du coup, après une demi-heure, je sors de l’espace de cet appartement stylisé comme dans un studio tv où se tourne un drame, une comédie, un sitcom ou une série. Le travail se concentre sur la manière de se remémorer et la faculté d’oubli, deux dimensions intimement liées à un processus mémoriel.»

Le scénario répétitif, minimaliste et sériel de Legends & Rumours en forme de ritournelle deleuzienne offre nombre d’hypothèses, de fictions virtuelles sur un canevas unique enrichi avec ces corps de performeurs automates, gymniques, désynchronisés. Le temps semble ainsi suspendre son vol, s’annihilant et se régénérant tout à la fois par sa propre répétition.

Bertrand Tappolet

Legends and Rumours. Théâtre de Vidy, Les 12 et 13 mars 2016. Rens.: www.vidy.ch / Site de l’artiste : www.philhayes.ch