En mémoire d’Anna Politkovskaïa

THEATRE • Portée à la scène par la cinéaste suisse Dominique de Rivaz, « Femme non-rééducable » du dramaturge italien Stéfano Massini retrace sur un mode kaléidoscopique et impressionniste la vie de la journaliste russe assassinée en 2006 durant ses reportages en Tchétchénie.

Isabelle de Riedmatten évoque le parcours de Roussopoulos, de la répression des résistants antinazis en Grèce à son établissement en Valais avec sa compagne Carole

Témoin oculaire d’un pays à la dérive partagé entre belligérants qui usent du viol comme arme de guerre, la reporter russe Anna Politkovskaïa s’interroge sur les conséquences de son journalisme mené au plus près des petites gens. Ainsi sous les traits de Dominique Bourquin à la voix charnue et chantante, tour à tour enfantine et désabusée,  se qualifie-t-elle de «meurtrière» ayant interviewé des témoins d’exactions qui furent ensuite éliminés par les milices pro russes en Tchétchénie. Un cas de conscience que connaissent bien les très rares journalistes à couvrir l’actualité de ce pays abandonné par la communauté internationale.

Le titre complet de la pièce est : Femme non-rééducable. Mémorandum théâtral sur Anna Politkovskaïa. L’auteur, Stefano Massini, s’en explique dans la préface : «Créer un mémorandum. Ou bien une vitrine, dans laquelle les photos ne seraient pas assemblées en une pellicule logique et sensée, mais au contraire où elles conserveraient les chromosomes d’une tourbillonnante fragmentation, que chacun ensuite pourrait recomposer dans son propre entonnoir personnel. Mémorandum entendu à la fois comme mémento civil et comme réflexion civil et comme réflexion sur la mémoire. Non pas un catalogue à observer passivement mais une charade à laquelle trouver un sens, un rébus à déchiffrer, un parcours dont il faut sans cesse redéfinir les coordonnées.» D’où par instants, un possible désarroi à recomposer un récit en forme de puzzle comprenant comme un collage-montage « des extraits d’interviews, des morceaux de reportages, des lames de lumière sur le bassin tchétchène, mais aussi des révélations, des confessions, des dénonciations, des lettres. Le tout réécrit dans un style au rasoir pour mettre en relief le contenu. »

Avec une détermination d’investigatrice désireuse seulement de relater faits et vécus, Anna Politkovskaïa fut, avant son assassinat en 2006, l’élément perturbateur d’un système d’Etat oligarchique totalitaire faisant régner la terreur militaire, une justice arbitraire, et cultivant auprès de son peuple un esprit nationaliste, nostalgique des gloires passées de l’empire tsariste ou de l’ère soviétique. Elle jeta également une lumière crue sur la mauvaise conscience d’une Europe malade de complaisance, de contradictions et d’aveuglement. Mais elle mit aussi au jour son amour pour ce que la Russie pourrait pleinement redevenir, berceau d’une civilisation historique à la racine du sentiment européen.

Une mise en musiques

La mise en espace est découpée par une partition lumière suggestive d’atmosphères souvent indécises. Elle est  rehaussée par une colonne sonore dense et évocatrice, parfois à l’excès. Pour l’épisode confrontant le leader du commando tchétchène qui verra la prise d’otages du Théâtre de Moscou se terminer dans un bain de sang et la journaliste, seul reste un tabouret industriel d’une époque révolue pour le « terroriste » et l’escalier disant le lieu de la parole de la journaliste. Comme au cœur d’un numéro de music-hall dramatique faisant écho de manière spectrale à la pièce de music-hall Nordost, alors à l’affiche, en témoignant de la mort à venir des deux protagonistes par leur absence même. Un sentiment renforcé par un escalier déplacé par la comédienne, rampe parfois superfétatoire aux écrits de la journaliste russe.

La mise en scène a ainsi retenu un chant tchétchène originaire de Grozny avant de se sceller sur une composition due à Elena Frolova, messagère de la poésie russe (Mikhail Kouzmine, Joseph Brodsky ou Marina Tsvetaieva) née à Riga en Lettonie, croisant voix souple et cristalline découpant, au plus sincère et poignant de la musicalité des mots et guitare sèche, la fameuse âme russe si proche de l’humain que borde l’inhumain.

Des visages tombés dans l’oubli

A l’entame, résonnent les notes de Circus interprété par le groupe Accordion Tribe, manière pour la metteure en scène de mettre en abyme le cirque cruel gravitant autour de Ramzan Kadyrov, sorte d’Ubu Roi alignant menaces et possibles exécutions commanditées de journalistes de Novïa Gazeta. De ces plumes disparues, on découvre in fine les portraits en chablon sprayé sur la pierre d’un escalier moscovite devenu mausolée mémorielle où la comédienne glisse des fleurs en souvenirs sur la rambarde métallique rappelant les hommages à Boris Nemtsov assassiné en février 2015 à quelques pas du Kremlin.

Ainsi le mélancolique et doux visage de Natalia Estemirova, 50 ans, qui a succédé à Anna Politkovskaïa. Egalement militante des droits de l’homme russe et représentante en Tchétchénie de l’ONG Memorial, elle est enlevée le 15 juillet 2009 à Grozny et retrouvée morte quelques heures plus tard en Ingouchie, république voisine du Caucase russe. Elle dénonçait les exactions du pouvoir local et travaillait sur des cas qualifiés d’extrêmement sensibles. Le 19 janvier 2009, Stanislas Markelov, 34 ans, et Anastassia Babourova, 25 ans, sont tués par balle en pleine rue à Moscou alors qu’ils sortaient d’une conférence de presse.

Dans ses articles, Anna Politkovskaïa délivrait les informations avec autant de force que de simplicité. Dans une boîte à paroles, la mise en scène met simplement en lumière les éléments que rapporte le récit. La comédienne alterne sens aigu de la gravité digne dans la description d’un attentat devant le Parlement tchétchène, les corps disloqués incroyablement mêlés aux gravats et à une poudre cendrée en suspension. Mais elle produit aussi une lente avancée vers le public comme au cœur d’un travelling avant corporel et artisanal pour décrire les principales étapes de la normalisation tchétchène sous férule russe puis kadyrovienne, de père , tué dans un attentat, en fils.

Arpenter la vérité

Même si l’émotion et l’indignation face à tant de crimes impunis peut submerger, la mise en jeu de Dominique Bourquin est celle d’une arpenteuse d’espaces, creusant son sillon de pensée, de doutes et d’interrogations dans lequel elle associe le public. Ce en se figeant aussi dans une extrême proximité avec lui. A travers son incarnation somnambulique, sobre et détachée, un brin convenue et déconcertante par son manque d’intensité, mais comme revenue de tout, Anna Politkovskaïa se raconte dans la force son combat pour la vérité, se dévoilant dans son intimité. Ainsi la faim qui la taraude et cette nécessité de se déplacer seule pour aller chercher pain et eau auprès des forces russes alors que rien ne fonctionne à Grozny. Lampe de poche à la main, témoignage des fréquentes coupures d’électricité voire de sa disparition elle relit les paroles dures de militaires russes la menaçant constamment et réaffirmant qu’elle ne porte pas de cagoule, témoignant à la vue de tous.

On peut néanmoins être davantage convaincu par la mise en scène de Femme non-rééducable par le Français Arnaud Meunier présentée en septembre 2016 au Théâtre Forum Meyrin. L’actrice Anne Alvaro y campe une Anna Politkovskaïa digne et déterminée, tandis que Régis Royer endosse les personnages masculins (le soldat, l’officier, le fils…) formant un heureux contrepoint à un récit à plusieurs voix. Contrepoint que la mise en scène de Dominique de Rivaz ne parvient qu’imparfaitement à rendre, en cristallisant toutes les voix et personnages dans une seule comédienne.

Reste une dernière source d’intérêt à dégager d’une mise en scène par instants perdue dans le témoignage, les yeux perdus dans le public et tout contre ce dernier : la confession d’instants de désespoir devant la corruption du pouvoir et la passivité du peuple russe. Ici on se délivre par la parole, seule arme que la journaliste jusqu’au-boutiste n’ait jamais eue. Yeux clos, corps arc-bouté vers l’arrière, la comédienne décrit une scène d’interrogatoire musclée que subit une Politkovskaïa à deux doigts d’y laisser la vie. Avant d’apparaître une dernière fois, de dos, lors de l’évocation post-mortem de l’assassinat de la reporter dans l’ascendeur de son immeuble en rentrant des courses. Une forme de lieu commun scénaristique souvent convoqué au cinéma pour nous dire que chez la journaliste russe l’absence de sa présence peut désespérer alors même que la présence de son absence peut révéler une part d’éternité dans le combat mené pour la vérité.

 Bertrand Tappolet

Femme non-rééducable. Théâtre des Osses. Du 14 au 24 avril 2016. Rens. : www.theatreosses.ch